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27 juin 2010 7 27 /06 /juin /2010 10:50

Migritude : regards de migrants

 Par Ateufack Dongmo Rodrigue Marcel

Dans les anciennes colonies françaises de l’Afrique subsaharienne, Paradis continue de rimer avec Paris. Les raisons majeures sont sans doute d’abord économiques parce que l’Afrique continue de végéter dans la misère en dépit de ses potentialités dont l’énormité ne souffre, sur place comme ailleurs, d’aucune contestation. Historiques aussi parce que la plus grande séquelle de quatre siècles d’esclavage, suivis de plus d’un demi siècle de colonisation, c’est ce formatage de l’esprit africain à se regarder  sans cesse  d’en bas,  toujours  convaincu que l’idéal se trouve du côté de l’ancienne métropole. Ce constat dont témoigne le déferlement des africains vers la France : « Paris à tout prix[1] », est fort relayé par ce que Jacques Chevrier considère, sous le concept de « Migritude[2] », comme étant la nouvelle « génération d’écrivains et d’écrivaines[3] » africains. Mais ce déferlement vers Paris, en plus des risques désastreux qu’il comporte puisque toutes les voies, les plus illicites y comprises, sont sollicitées, se termine bien souvent par un désenchantement total car pour ces immigrés, le Paradis n’est pratiquement jamais au rendez-vous à Paris. Ainsi, de L’impasse et Agonies (Présence Africaine, 1996 et 1998) de Daniel Biyaoula jusqu’à Place des fêtes (Présence Africaine, 2001) de Sami Tchak en passant par Bleu, Blanc, Rouge (Présence Africaine,1999) de Alain Mabanckou et bien d’autres, tous ces romans de la « migritude » chantent à l’unisson le désarroi des Africains en France, leur impossible intégration dans une société où la perception du noir comme « dernier niveau de l’échelle des humanités[4] » n’a vraisemblablement pas cessé de faire des ravages.

En effet, l’atterrissage à Paris semble automatiquement s’accompagner d’une leçon d’histoire dans une classe de Blancs et Noirs, comme pour rétablir les règles de vie, qui rappelle aux uns leur place de subalternes et aux autres leur supériorité naturelle. C’est ainsi qu’au rêve et « à l’euphorie du départ vont inéluctablement succéder les désillusions d’un quotidien grisâtre fait d’attente et de besognes subalternes…[5] », d’humiliations et d’abus qui condamne les immigrés africains à vivre comme des esclaves. Du coup, le Paradis prend des allures d’enfer ou tout au moins de quelque chose de semblable « qui risque à tout moment de conduire à l’échec, à la folie ou à la déchéance[6] ».

 

Quand la migritude prend le sens inverse

            Tout ceci amène à s’interroger : Et si les Africains se perdaient en recherchant le Paradis ailleurs ? Cette interrogation s’impose d’autant plus qu’à côté des écrivains africains dits de « migritude » qui dépeignent, de manière réaliste ou métaphorique, leur propre mal-être en France, on a, comme dans une sorte de migritude dans le sens inverse, une écrivaine française qui chante son bien-être retrouvé en terre africaine. On tend à croire alors que les Africains délaissent ce Paradis qu’ils vont rechercher ailleurs. Il faut dire qu’il se dégage de la « migritude » une image plutôt chaotique du continent africain. Image que Ma passion africaine de Claude-Njiké Bergeret (J’ai lu, 1997), une Française au Cameroun, semble démentir formellement en adoptant un angle d’appréciation différent. Dans cette œuvre autobiographique, l’auteur dépeint une Afrique où les valeurs humaines (solidarité, fraternité, cohabitation, partage, amitié…) survivent à la pauvreté matérielle, une société où, ayant compris sa communauté de destin avec la nature, l’homme vit en harmonie avec elle, où la science a jusque là fait peu de ravages... Claude dément par ailleurs l’idée d’une culture supérieure en tournant en dérision l’attitude hégémonique de ses compatriotes dont on ne « voit pas en quoi leurs règles de vie, qu’ils cherchent à imposer aux autres, [sont] supérieures… » (p. 46).

Ma passion africaine, c’est aussi le regard franc d’une européenne sur l’histoire coloniale de l’Afrique et sur les stratégies d’hégémonie des pouvoirs coloniaux : « Quand vinrent les premiers blancs, les chefs traditionnels, "gérants" de la terre des ancêtres, leur offrirent le sommet de quelques collines. Le pouvoir colonial ne les destitua pas, mais préféra les affaiblir progressivement, en évitant les conflits frontaux. » (p. 19) L’auteur revient également sur le rôle désastreux du christianisme dans le phénomène d’acculturation des peuples et sur ces « missionnaires [qui] veulent imposer coûte que coûte leurs valeurs, leurs croyances » (p. 108) au point où « [j]amais il ne leur [viendrait] à l’idée que ces croyances, cette civilisation sont égales aux [autres] » (p. 147).

La conscience historique de la narratrice, associée à son mariage avec un chef Bamiléké[7], à sa parfaite maîtrise du Medumba[8], « qu’elle parle peut-être mieux que sa langue maternelle[9] » et à sa parfaite cohabitation avec ses coépouses (plus d’une trentaine) au sein de la chefferie, témoigne de sa parfaite intégration dans sa société d’accueil. Cela bouscule les schèmes qui véhiculent une certaine supériorité de la civilisation occidentale sur les autres civilisations et qui prônent une certaine incompatibilité culturelle entre l’Afrique et l’Occident.

À la lecture de Ma Passion Africaine et au regard des souffrances des Africains en France, on ne peut que penser que l’Afrique est un Paradis qui s’ignore, un continent où la pauvreté matérielle tend à occulter, même aux yeux de ses enfants, les vraies valeurs humaines qui y ont pourtant survécu et dans lesquelles réside le véritable bonheur. Biyaoula, qui pense « que l’avenir de l’homme c’est les Africains qui l’ont entre les mains[10] », nous conforte dans cette idée. Il faudrait cependant que les Africains en prennent conscience et cessent de verser dans ce mimétisme qui engraisse continuellement l’illusion d’un model occidental à suivre à tout prix, voir à tous les prix.



[1] Josephine Ndagnou, Paris à tout prix, long métrage, 133mn, Yaoundé, Joséphine Ndagnou, 2007.

[2] Jacques Chevrier, Littératures Francophones d’Afrique noire, Aix-en-provence, Edisud, 2006, p. 159.

[3] Ibid., p. 159.

[4] François Guiyoba, « Des antipodes à l’œcoumène : Bilan et perspectives de l’imagologie africaine en Occident » (communication pour ICLA 2004 à Hong-kong)

[5] J. Chevrier, op. cit., p. 160.

[6] Ibid., p. 162.

[7] Tribu camerounaise.

[8] Langue du Village Bangangté dans l’Ouest Cameroun.

[9] Claude Njiket-Bergeret, La sagesse de mon village, Paris, Editions Jean-Claude Lattès, 2000.

[10] Daniel Biyaoula, L’impasse, Paris, Présence Africaine, 1996, p. 259.

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26 janvier 2010 2 26 /01 /janvier /2010 10:28

 

 

Palestine, voyage de l’autre côté du miroir

                   Par Lama Serhan

 

 

 

 

Hubert Haddad, écrivain né à Tunis en 1947 de culture judéo-berbère, évoque dans quelques unes de ses œuvres cette identité apparemment conflictuelle.

Son interrogation identitaire remonte à l’enfance, aux prémisses du conflit israélo-palestinien. Vivant dans un pays arabe, il grandit dans une culture orientale où sa grand-mère Baya, parle de Palestine lorsqu’elle évoque la Terre Sainte. La guerre jettera la confusion dans son esprit. Comme pour tout spectateur, un cliché se pose : comment ces deux peuples pourtant si proches peuvent-ils autant se détruire ?

Afin de défier le manichéisme de cette vision du monde, Hubert Haddad offre Palestine, un roman qui, dans un langage poétique, démontre par le voyage non seulement au cœur du conflit mais aussi de ces peuples, l’absence de frontière identitaire malgré les murs érigés.

 

 

La traversée du Miroir :

 

Le thème d’une réalité autre que celle que nous percevons est au cœur même de ce roman. Cham, soldat de première classe du Tsahal, se retrouve enlevé par un commando palestinien alors qu’il effectue sa dernière ronde avant sa permission.

Avant d’être emporté par ses ravisseurs, il entend le bruit du corps de l’adjudant Tzivi qui tombe à ses pieds, la tête trouée par une balle. Lui-même touché, quasi inconscient, il ne perçoit que les voix de ses assaillants. Il se retrouve dans une cave puis est emmené plus loin. Cham devient alors l’otage[1]. Son identité glisse d’un être à un état. Auparavant, des enfants lui ont volé son portefeuille et donc ses papiers : signes prémonitoires de cette perte d’identité. Les représailles possibles du Tsahal et leur manque de coordination poussent les ravisseurs à le laisser pour mort. 

De Cham à l’otage, puis à l’amnésique, il devient Nessim, le frère perdu de Falastin, fille de Asmahane, vieille femme aveugle qui le recueille et le soigne.

Commence alors une traversée dans cet espace sans temps. Cham n’ayant plus de mémoire, donc plus d’être[2] « Qui est-on, sans mémoire ? »[3], il ne lui reste plus que l’espace clos de la Cisjordanie, dans la ville d’Hébron, entre la ligne verte et la ligne de sécurité.

Sans être, il devient l’autre et découvre sa vie, sa ville, sa mémoire, celle de sa famille. Haddad décrit alors le quotidien de ces villageois qui voient leurs maisons détruites par des soldats à la botte des colons. La guerre transpire de chaque pierre, de chaque visage qu’il croise. Falastin, la jeune fille frêle dont il tombe amoureux, est brisée par la perte de son père mort devant ses yeux et par celle de son frère disparu. Et même dans les moments d’amour intense, la guerre surgit :

 

-Ce n’est pas si loin…, dit la jeune fille en se pelotonnant au creux de sa poitrine.

-De quoi parles-tu ?

-Rien, la guerre n’est jamais loin.

‘Deux ouvriers palestiniens ont été tués et trois autres blessés quand les forces israéliennes ont ouvert le feu sur la voiture qui les conduisait au sud de Naplouse par la route reliant le point de contrôle militaire d’Howara et la colonie illégale de Bracha’ [4]

 

Ce voyage dans l’esprit de l’autre pour Cham/Nessim se vit surtout comme une métamorphose singulière. Ses actions sont dans le mouvement, dans le seul but de retrouver Falastin partie se réfugier chez sa tante. Même lorsqu’un homme place une ceinture d’explosifs sur son corps, il est spectateur de sa propre vie et se laisse faire, aveuglé par sa perte de Falastin. Sans son amour, ses pas le dirigent vers le rien : « Dans un autobus emprunté au hasard »[5] il avance vers sa mort.

 

 

Un miroir teinté en symbole :

 

Ce voyage, nous le voyons, est empli de symboles. Afin d’amplifier cette symbolique, le langage du romancier se teinte de poésie. Les situations de sourde réalité prennent alors leur envol : « Le sommeil l’englue bientôt dans l’odeur froide de la mort »[6], « ce monde a l’état brut du destin. Il chancelle et s’écroule enfin, la face dans les signes »[7], « une sensation d’absence, comme du sable sous la peau, s’est répandue en lui »[8]… La mort, la perte d’identité, l’errance se voient alors transcendées.      

Comme nous l’avons souligné en introduction, parler de ce conflit pour un auteur ayant ces origines est complexe[9]. Dans un entretien qu’il accorde au journaliste François-Pierre Nézery sur Canal Académie[10], Hubert Haddad revient longuement sur sa relation mutante qu’il a entretenue avec Israël, allant même jusqu'à se présenter à l’ambassade d’Israël en 1967, mu par la peur qu’il avait de voir disparaître ce pays. Ses positions sont nettement plus nuancées aujourd’hui et ce livre en est une preuve frappante. 

En effet Cham/ Nessim[11], soldat israélien, prend la peau de l’ennemi, de celui d’en face. Il en a les traits et porte ses habits. Il parle sa langue et dort dans son lit. Cette confusion des visages est bien sur une ode à la conciliation, voire à la réconciliation. Ces peuples ne sont pas seulement frères, ils sont des miroirs qui se reflètent.

Haddad pousse plus loin dans la découverte et envoie son héros à la rencontre de Falastin. Nous ne pouvons que noter la référence à Palestine. Cette jeune fille aux idéaux pacifistes malgré les douleurs qu’elle porte en elle, devient la quête de Cham/Nessim. Cette Palestine qu’il apprend à regarder avec les yeux de l’autre, à aimer dans son environnement, à comprendre dans ses silences. L’amour serait-il le moyen de se fondre dans l’autre et donc d’oublier les différences?

L’aveuglement d’Asmahane, la mère de Falastin, est aussi une image empreinte à l’Histoire. Sans la vue, il ne lui reste plus que les sensations, les émotions. Elle voit à travers elles.

Néanmoins face à ces personnages porteurs d’une façon de voir la paix, il y a Omar et son groupuscule qui ne voient qu’un seul chemin possible vers la paix, celui de la violence.

 

 

Le retour est la fin du voyage :

      Cham/Nessim perd Falastin et donc sa raison de vivre puisqu’elle est son seul point d’ancrage dans son nouveau monde. Il n’est plus dans la parole pacifiste et intègre celle d’Omar. Il part vers Jérusalem pour devenir kamikaze. Il doit à nouveau changer d’identité mais magie du roman ou nouveau symbole du hasard, il réintègre la sienne. Le portefeuille qui lui avait été volé lui est restitué pour ce dernier acte de sa vie.

Ce retour dans les quartiers juifs s’assimile à un retour aux origines :

Le contraste avec le peuple indigent d’Hébron, fiévreux dans ses défroques, sous les façades fanées aux relents de vieilleries, l’impressionne moins que le travail mystérieux du souvenir, comme s’il venait de remonter les années en une heure ou deux de voyage.[12] 

 Le souvenir remonte subtilement à sa mémoire alors qu’il tient dans sa main le détonateur de la bombe placée sur lui.

L’amnésie s’efface totalement lorsqu’il croise une vieille amie qui lui apprend le suicide de son frère Michael. Le choc est si brutal que tout lui revient. Et le narrateur renomme le personnage Cham, une renaissance dans la perte[13].

C’est la douleur de Haddad que l’on entend ici. Cet événement fait partie de son histoire[14].   

La mort de Cham à la fin du roman dans le lieu du suicide de son frère est une allégorie de la douleur de l’auteur. Il ne peut que faire exploser son personnage, comme son cœur a du exploser à cette nouvelle. C’est l’impossibilité de l’auteur à se défaire d’une partie de son histoire qui se traduit sous nos yeux.

 

 

Le voyage de Cham dans ce pays si proche du sien, parmi ce peuple qui est le miroir du sien, s’achève sur la révélation autobiographique de l’auteur. Cette insertion souligne d’autant plus son ambition de traduire sa vision de cette région du monde. Puisqu’il est romancier et non journaliste, il a choisi cette parole pour nous convaincre que la seule solution réside dans une destruction des différences absurdes que nous avons établies les uns avec les autres. 

Hubert Haddad a reçu plusieurs prix pour ce roman, le dernier étant le prix Renaudot du livre de poche en 2009. 

 

 

 

 



[1] Palestine, Hubert Haddad, ed. Le Livre de Poche, Paris, p.21.

[2] Référence à Heidegger, Etre et temps, et au concept du Dasein, l’être-là qui est le « haut lieu de conscience de l’être ». Sans cette notion d’être, Cham n’est plus là, dans le présent. 

[3] Op.cit., Palestine, page 29.

[4] Ibid, page 107.

[5] Ibid, page 149.

[6] Ibid, page 16.

[7] Ibid, page 27.

[8] Ibid, page 145.

[9] Notons la dualité de sa position que l’on peut mettre en parallèle avec celle qu’évoque Amin Maalouf dans les premières pages de son essai, Les identités meurtrières, « Le fait d’être chrétien et d’avoir pour langue maternelle l’arabe, qui est la langue sacrée de l’Islam, est l’un des paradoxes fondamentaux qui ont forgé mon identité », ed. Livre de poche, Paris, 1998, page 24.    

[11] Pour une explication de ce patronyme voir l’article d’Armen A. http://la-plume-francophone.over-blog.com/article-palestine-hubert-haddad-40443362.html

[12] Op.cit., Palestine, page 145.

[13] Ibid., page 153.

[14] Plus de détails dans l’interview de Canal Académie, cf. note 10.

 

 

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17 janvier 2010 7 17 /01 /janvier /2010 15:28

Enquête tragique : misères et cruauté de l'homme

par Sandrine Meslet



Rhum blaise cendrars 

            L'introduction de Nicole Chardaire à l'édition de poche[1] de Rhum, court roman de Blaise Cendrars, est une belle manière d'approcher un texte à mi-chemin entre roman et enquête. Comme l'affirme Cendrars dans cette réflexion, qui mêle existence et fiction, « Toute vie n’est qu’un poème, un mouvement. Je ne suis qu’un mot, un verbe, une profondeur dans le sens le plus sauvage, le plus mystique, le plus vivant[2] ». La vie de Jean Galmot, protagoniste de Rhum, est un poème inscrit dans une déchirante réalité où le tragique se mesure au pathétique. Il y est question ici d'une œuvre double où la rigueur journalistique, attachée aux faits, est en lutte avec une plume accoutumée aux facéties de la poésie. Cendrars mêle à la rigueur d'une enquête journalistique, l'humour et la poésie d'un style personnel reconnaissable entre mille. La construction efficace du roman, qui suit la chronologie, n'empêche pas l'auteur de faire preuve d'originalité dans cette œuvre aux frontières de l'hybride qui transforme la vie de Jean Galmot en tragédie romanesque.

 

 

Une partition où règne la poésie

 

            A la lecture du titre du premier chapitre du roman « L'homme qui a perdu son cœur », le lecteur se retrouve déjà plongé dans un univers faisant référence à l'univers poétique. Cependant ce qui fait la force de cet incipit c'est qu'il déçoit dans un premier temps l'attente du lecteur. Il n'est nullement question ici d'un chagrin d'amour ayant provoqué la perte du cœur mais plus exactement de la disparition inexpliquée du cœur du cadavre de Jean Galmot. La mort de ce dernier apparaît suspecte à bon nombre de Guyanais et la disparition de son cœur au moment de son autopsie ajoute encore à l'incrédulité de l'opinion. Il n'est pas question de susciter le moindre suspens, le corps du protagoniste gît dès le premier chapitre sous les yeux du lecteur. Le véritable objet du roman va se concentrer non sur l'issue fatale mais sur le chemin qui y mène.

            La poésie surgit dans le roman, non seulement en filigrane dans l'interprétation qu'elle donne du destin tragique de Jean Galmot, mais aussi lorsqu'elle s'immisce dans des phrases nominales faisant se succéder rapidement les images lors de la description de la première vie de Jean Galmot :

 

Le roman débute –, mais ce n’est pas un roman. C’est sa vie –, la vie. L’espionnage à deux pas de la frontière. Le contre-espionnage. Monte-Carlo. La roulette. Le Carnaval de Nice. Les femmes. Le soleil de la Méditerranée. La mer[3].

 

Plusieurs traditions poétiques se retrouvent ainsi dans le roman, la dernière, sans aucun doute la plus moderne, fait le choix d'un style morcelé, quasi-télégraphique, insistant sur le caractère mouvementé de la première vie de Jean Galmot, celle qui précède sa rencontre avec la Guyane.

            Le narrateur se fait chroniqueur, prend faits et causes pour son protagoniste :

Comme il fréquentait volontiers les salles de rédaction et qu’il aimait à s’entourer    d’écrivains et d’artistes, on se chuchotait des infamies sur son compte[4].

Mais le destin ne brusque jamais les choses. Il ourdit avec lenteur, précautionneusement. Les fils s’emmêlent de la manière la plus naturelle, et, un beau jour, on est pris dans un réseau inextricable[5].

Il suit le moindre de ses revers et montre le sort qui s'acharne et la lourde main du destin qui se referme sur Galmot l'idéaliste. Sa vie ressemble à un poème tragique retracé par un narrateur sans concession qui célèbre autant qu'il la blâme la folle espérance de son personnage « Pauvre Jean Galmot, Don Quichotte jusqu’au bout ! Sa vie ne lui avait-elle donc rien appris, qu’il croyait encore à la légalité[6] ? »

 

 

... et où souffle une verve romanesque

 

            Le portrait du protagoniste, lors de sa première apparition au bureau du narrateur, est déjà romanesque au plus haut point puisque Jean Galmot y apparaît tel un héros de roman. D'emblée le narrateur le rapproche du personnage de Don Quichotte, c'est donc déjà sous le patronage des personnages de romans les plus célèbres que s'inscrit Jean Galmot :

 

Quand je le vis entrer dans mon bureau, j’eus l’impression de me trouver en face de Don Quichotte. C’était un homme grand, mince, félin, un peu voûté. Il n’avait pas bonne mine et ne devait pas peser son poids. Il paraissait très las, voire souffrant. Son teint était mat, le blanc de l’œil était injecté : Galmot devait souffrir du foie. Une certaine timidité paysanne se dégageait de toute sa personne. Sa parole était aussi sombre que son complet de cheviotte bleu marine, un peu négligée, mais sortant de chez le bon faiseur. Il parlait avec beaucoup de détachement. Ses gestes étaient rares et s’arrêtaient, hésitants, à mi-course. Le poil, comme l’œil, était noir. Mais ce qui me frappa le plus dès cette première entrevue, ce fut son regard. Galmot avait le regard insistant, souriant, palpitant et pur d’un enfant…[7]

 

            Ce qui marque également à la lecture de ce portrait, hormis un rapprochement autant physique que moral avec le personnage de Don Quichotte, ce sont les caractéristiques mêmes de l'anti-héros. Cet homme dont le narrateur a tant entendu parler avant de le recevoir ne correspond pas du tout à l'idée qu'il s'en faisait. Celui qui déplace des montagnes par son action et à quoi rien ne semble pouvoir résister apparaît d'une santé fragile. Son apparence et son regard trahissent une timidité et ses origines paysannes semblent expliquer en partie ce décalage. Si le portrait est inattendu et digne sous certains aspects de celui d’un anti-héros, il y a également la présence d'un langage digne de celui d'un héros. Luttant pour défendre la cause des travailleurs guyanais, il n'hésite pas à mettre sa plume au service de la reconnaissance de leurs droits : « Je jure de lutter, jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour affranchir mes frères noirs de l’esclavage politique[8]. »

 

Troisième acte : le temps des épreuves et de la mise à mort

           

            Destin tragique d'un libérateur devenu prisonnier de son entreprise, dépassé et ployant sous le poids de la charge, le personnage assume ses erreurs ainsi que ses ratés. Mais il demeure sous la coupe d'un destin qui se joue de lui et qui a déjà scellé ce dernier :

 

Mais le destin ne brusque jamais les choses. Il ourdit avec lenteur, précautionneusement. Les fils s’emmêlent de la manière la plus naturelle, et, un beau jour, on est pris dans un réseau inextricable[9].

 

            Son investissement politique et sa nomination en tant que député créent des tensions, ses concurrents sur le sol guyanais qui avaient vu venir avec satisfaction un homme qu'ils pensaient rallier à leur cause, cause qui s'était fixée pour objectif l'exploitation des hommes et des ressources, retourne sa veste pour devenir un partisan des travailleurs noirs : « Jean Galmot, député, va devenir encore plus gênant, il va pouvoir imposer ses méthodes absurdes de colonisation[10] ». Son acharnement au travail aux côtés de ceux qui souffrent et sa lutte perpétuelle pour venir à bout de la jungle illustrent la ténacité d'un personnage littéralement hanté par l'espace qu'il tente de soumettre : « Il rêve. Il est traqué. Car Galmot ne réussit pas du premier coup. Il lui faut abandonner, partir, revenir, émigrer, changer de place, s’enfoncer de plus en plus loin dans la forêt[11] ». Habité par l'espoir, il ne renonce devant rien, chaque épreuve a donc pour vocation d'être surmontée malgré la fatigue physique et morale qui s'installe : « Il travaillera. Il sent sa force renaître, l’homme étendu à la lisière de la forêt et qui grelotte de fièvre[12] ».

            La menace de la forêt fait place au lynchage des hommes et à l'exécution publique par le biais d'une accusation de corruption et de détournement d'argent. Mais cela ne suffit pas à le faire taire puisqu'enfin blanchi, il est de retour en Guyane et acclamé par la population comme un héros. Ce sera donc l'empoisonnement, comme dernier acte de la Deus ex machina, qui condamnera Jean Galmot au silence.

 

 

            La liberté et le goût de l'aventure que Jean Galmot avait trouvés au fin fond de la Guyane se referment sur son idéalisme et scelle son destin tragique. Le voyage que nous relate cette enquête romanesque est avant toute chose celui d'une vie. Jean Galmot, éternel voyageur, qui ne se satisfait pas des convenances et s'acharne pour changer le destin de ceux qu'il admire et respecte, ne pouvait être qu'un idéal sujet de roman. Mais une question demeure et concerne la définition que donne Cendrars du romanesque : ce dernier offre-t-il plus de sens à l'existence de Jean Galmot, permet-il de la rendre moins désuète, par le biais d'une restitution épique et esthétique ?



[1] Cendrars Blaise, Rhum, Paris, Le Livre de Poche (Ière édition Grasset 1958), 115p.

[2] Ibid., p.2

[3]Ibid., p.21

[4]Ibid., p.10

[5]Ibid., p.26

[6]Ibid., p.112

[7]Ibid., p.11

[8]Ibid., p.15

[9]Ibid., p.26

[10]Ibid., p.48

[11]Ibid., p.36

[12]Ibid., p.38

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14 janvier 2010 4 14 /01 /janvier /2010 00:33

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Une intime étrangeté

Par Virginie Brinker

 

 

Le_Clezio_l-africain.jpgPrix Nobel de Littérature en 2008, Jean-Marie Gustave Le Clézio livre dans L’Africain[1], roman « (auto)biographique », la quête de son enfance perdue et celle de son père, médecin au Nigéria. L’auteur de culture mauricienne et de langue française comme il aime à se définir, est né à Nice, mais l’on comprend à travers cette œuvre qu’une composante essentielle de sa personnalité, est ailleurs, dans le voyage et dans celui de l’écriture. Dans ce récit à la première personne, l’auteur narre sa vie au Nigéria, à partir de 8 ans (à la fin des années 40), au sein des Ibos et des Yorouba. Ce voyage initiatique est aussi l’occasion de véritablement rencontrer son père, dont il a été séparé par la seconde guerre mondiale, et de poursuivre une quête rétro- et introspective, comme l’indique la Préface :

 

J’ai longtemps rêvé que ma mère était noire. Je m’étais inventé une histoire, un passé, pour fuir la réalité à mon retour d’Afrique (…). Puis j’ai découvert, lorsque mon père, à l’âge de la retraite, est revenu vivre avec nous en France, que c’était lui l’Africain. Cela a été difficile à admettre. Il m’a fallu retourner en arrière, recommencer, essayer de comprendre. En souvenir de cela, j’ai écrit ce petit livre[2]

 

Dire l’Afrique

… loin des stéréotypes coloniaux.

A plusieurs reprises, J.M.G Le Clézio tient à se démarquer de tout héritage colonial et à mettre en valeur le caractère inédit de son enfance au Nigéria, devançant les pensées du lecteur : « Tout cela pourrait donner l’impression d’une vie coloniale, très organisée, presque citadine[3] », mais il n’en est rien, « [p]eu d’Européens ont connu ce sentiment » car son père n’occupe pas de « fonctions administratives ». « Mon père était l’unique médecin dans un rayon de soixante kilomètres. (…) Nous étions, mon frère et moi, les seuls enfants blancs de toute cette région. Nous n’avons rien connu de ce qui a pu fabriquer l’identité un peu caricaturale des enfants élevés aux « colonies »[4] ». La mise entre guillemets du terme marque déjà une distance certaine, accrue par un passage héroï-comique où fourmis et scorpions apparaissent comme des colons (p. 41). Mais c’est à la page 69 que l’auteur révèle son « instinctive répulsion pour le système de la Colonie », héritée de son père à qui « vingt deux ans d’Afrique avaient inspiré une haine profonde du colonialisme sous toutes ces formes[5] » :

 

Lui qui avait rompu avec son passé colonial, et se moquait des planteurs et de leurs airs de grandeur, lui qui avait fui le conformisme de la société anglaise, pour lequel un homme ne valait que par sa carte de visite (…) ; cet homme ne pouvait pas ne pas vomir le monde colonial et son injustice outrecuidante, ses cocktails parties et ses golfeurs en tenue, sa domesticité, ses maîtresses d’ébène prostituées de quinze ans introduites par la porte de service, et ses épouses officielles pouffant de chaleur et faisant rejaillir leur rancœur sur leurs serviettes pour une question de gants, de poussière ou de vaisselle cassée[6].

 

… loin de tout exotisme[7].

« Je ne veux pas parler d’exotisme : les enfants sont absolument étrangers à ce vice », clame l’auteur à la page 121, qui parle de « connaissance charnelle de l’Afrique[8] », et non de construction intellectuelle. Le champ lexical du corps est très présent et c’est d’ailleurs le titre du chapitre liminaire, de même que le terme « sensation », qui se fait mode d’appréhension du monde africain, du monde de l’enfance, mais également mode d’écriture : « Quand on est enfant, on n’use pas de mots (et les mots ne sont pas usés). Je suis en ce temps-là très loin des adjectifs, des substantifs. Je ne peux pas dire, ni même penser : admirable, immense, puissance. Mais je suis capable de le ressentir[9]. »

 

… loin de toute littérature stéréotypée.

Si l’auteur cite à plusieurs reprises certains romans sur l’Afrique, notamment des romans coloniaux de l’époque, c’est une nouvelle fois pour s’éloigner de leurs démarches. Dans Missié Johnson de Joyce Cary ou dans les romans de William Boyd, il ne « reconnai[t] rien » de ce qu’il a vécu : « Dieu merci, tout cela m’a été complètement étranger », peut-on même lire (p.22-23). L’Afrique qu’il décrit « n’est pas l’Afrique de Tartarin, ni même celle de John Huston » (p. 86). Et il se démarque également de romans plus récents :

 

Quelle Afrique ? Certainement pas celle qu’on perçoit aujourd’hui, dans la littérature ou dans le cinéma, bruyante, désordonnée, juvénile, familière, avec ses villages où règnent les matrones, les conteurs, où s’exprime à chaque instant la volonté admirable de survivre dans des conditions qui paraîtraient insurmontables aux habitants des régions plus favorisées[10]. 

 

Il s’insurge finalement contre un art « exotisant » qui vide les objets (states d’ébènes, sonnettes de bronze, cauris) de leur être, de leur substance :

 

J’ai ressenti de l’étonnement et même de l’indignation, lorsque j’ai découvert, longtemps après, que de tels objets pouvaient être achetés et exposés par des gens qui n’avaient rien connu de tout cela, pour qui ils ne signifiaient rien, et même pis pour qui ces masques, ces statues et ces trônes n’étaient pas des choses vivantes, mais la peau morte qu’on appelle souvent l’« art »[11].

 

L’écriture de J.M.G Le Clézio ressuscite au contraire une Afrique vivante et personnifiée, et si l’auteur ne souffre aucune compromission, c’est aussi parce qu’il se compromettrait lui-même. Sur cette terre africaine étrangère se noue en effet une connaissance intime de soi, et la litanie poétique des noms de lieux égrenée à plusieurs reprises dans l’ouvrage (p. 13, 81, 123) les change en véritables « noms de famille[12] ».

 

« (Auto)biographie » africaine

 

            L’Afrique opère comme un révélateur dans l’ouvrage, au sens où elle est cathartique. Si l’Afrique occupe une telle place dans l’enfance du narrateur, c’est parce qu’elle est avant tout conçue comme un espace de liberté infinie qui rompt avec la claustration imposée par la guerre et la peur :

 

La guerre, le confinement dans l’appartement de Nice (…), les rations, ou bien la fuite dans la montagne où ma mère devait se cacher, de peur d’être raflée par la Gestapo – tout cela s’effaçait, disparaissait, devenait irréel. Désormais, pour moi, il y aurait avant et après l’Afrique[13].

 

La triple liberté « de mouvement, de pensée et d’émotion[14] » que découvre l’enfant est vécue comme un événement inédit, unique, en un mot fondateur. Evénement qui ouvre aussi le livre et libère l’écriture, tout en ouvrant l’autobiographe à un autre que soi, si proche et si lointain à la fois, qu’est son père.

            L’Autobiographie est-elle toujours une biographie des parents ? Cette question qui hante toute écriture biographique se fait très vive dans l’ouvrage qui se mue, dès le chapitre 3 (dont le titre reprend celui de l’ouvrage, L’Africain), en biographie du père, épousant au fil des chapitres suivants son parcours. Le fils marche dans et sur les traces du père, un père dont la première rencontre se fait sur le mode de l’hostilité : « ce n’est pas l’Afrique qui m’a causé un choc, mais la découverte de ce père inconnu, étrange, possiblement dangereux [15]». Les nombreuses périphrases utilisées connotent d’ailleurs la distance entre les deux êtres : « l’homme que j’ai rencontré en 1948 » (p.45). Le substitut lexical « cet homme » jaillit souvent sous la plume du fils, comme pour mieux dire toute l’étrangeté du père. Pourtant, c’est le rêve fou d’une connaissance (au sens de « naître avec ») qui anime l’écriture du livre, comme dans ce passage d’une rare beauté où le narrateur imagine l’instant de sa conception (p. 89). Comme l’indiquait la préface, la reconstitution du cheminement du père est une occasion de le « comprendre » et le « reconnaître » (deux mots importants du dernier chapitre), rétrospectivement. Retracer l’histoire de la décrépitude du père et de l’effritement de son rêve africain permet paradoxalement au fils de réhabiliter son propre père à ses yeux : « Il oublie même qu’il a été médecin, qu’il a mené cette vie aventureuse, héroïque » (p. 118). Car, au fond, ce que cet itinéraire a permis au narrateur adulte d’appréhender, c’est la fêlure du père, celle qui l’a contraint à rester en Afrique, l’a empêché d’être auprès des siens et de les protéger pendant la guerre, en dépit de la tentative avortée de les rapatrier via l’Algérie. Condamné à l’exil, l’homme devient pour ses proches un étranger. Et c’est finalement, par le voyage, celui de l’écrivain, et celui de l’écriture, que le fils finit par rencontrer le père dans une communion des destins : « Tout cela, je ne l’ai compris que beaucoup plus tard, en partant comme lui, pour voyager dans un autre monde[16] ».

           

Passer par la médiation de l’ailleurs, pour se trouver soi-même, épouser son point d’ancrage, son origine, en faisant confiance aux vertus de l’écriture vagabonde… voilà peut-être ce qu’inspire la magie d’un livre comme L’Africain au lecteur, en distillant un sentiment d’intime étrangeté.



[1] J.M.G Le Clézio, L’Africain, Folio, 2005 [Mercure de France, 2004].

[2] Ibidem, p. 9.

[3] Ibid., p. 19.

[4] Ibid., p. 22.

[5] Ibid., p. 112.

[6] Ibid., p. 68.

[7] Sur la notion d’ « exotisme », voir notre dossier n°32

[8] Ibid., p. 122.

[9] Ibid., p. 14.

[10] Ibid., p. 47.

[11] Ibid., p. 76.

[12] Ibid., p. 123.

[13] Ibid., p. 16-17.

[14] Ibid., p. 24.

[15] Ibid., p. 52.

[16] Ibid., p.64.

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