Littérature de jeunesse
Modalités et Enjeux de la Réécriture dans Le Petit Chaperon Vert
Par Virginie Brinker
Grégoire Solotareff, fils d’Olga Lecaye et frère de Nadja, est né, comme sa sœur, à Alexandrie et a vécu au Liban avant de rejoindre Paris. Les trois auteurs figurent dans la liste de référence des ouvrages de littérature de jeunesse pour le cycle 2 de l’école élémentaire (GS, CP, CE1) établie en 2007.
La littérature de jeunesse constitue pour ces auteurs une véritable affaire de famille. En effet, Olga Lecaye est l’auteur et l’illustratrice d’albums pour la jeunesse tels Didi Bonbon1 ou plus récemment Léo Corbeau et Gaspard Renard2. Elle collabore également avec ses enfants, dont elle illustre les textes, comme pour Pas de souci Jérémie3 ou Le Lapin facteur4.
Nadja, quant à elle, qui a choisi son pseudonyme d’après le roman d’André Breton, a notamment rencontré un franc succès avec Chien Bleu5dont elle est l’auteur et l’illustratrice. Son talent d’illustratrice est des plus vastes, puisque les gouaches aux couleurs vives de cet album cèdent leur place aux illustrations expressionnistes et très sombres du conte écrit par Marie N’Diaye, La Diablesse et son enfant6. Nadja est également l’illustratrice du conte écrit par son frère, Le Petit Chaperon Vert, que nous nous proposons de vous faire découvrir ici7.
Grégoire Solotareff, enfin, est l’un des auteurs et illustrateurs les plus populaires aujourd’hui auprès du jeune public. Ses succès sont nombreux et nous nous contenterons ici de citer son album Loulou8, souvent étudié dans les classes de Grande Section de Maternelle et au Cours Préparatoire.
La reprise du conte traditionnel des frères Grimm
Pour leur version du Petit Chaperon rouge, les frères Grimm s’inspirent eux-mêmes du conte de Charles Perrault mais modifient la fin tragique et radicale du conte. Chez eux, la fillette et sa grand-mère sont mangées par le loup, mais le chasseur le tue et, lui ouvrant le ventre, sauve la vie des deux victimes. On considère traditionnellement Le Petit Chaperon rouge comme un conte de sagesse et même d’avertissement. Sa visée argumentative ne fait aucun doute. Il s’agit de délivrer un message explicite aux enfants, afin de tenter d’agir sur leur comportement. Dans l’album de Solotareff et Nadja, on retrouve la version des frères Grimm au niveau thématique :
Le loup m’a mangée
Le loup m’a mangée
Et il a aussi
Mangé ma grand-mère
Nananananère (…)
Et même qu’on nous a sorties
Toutes les deux du ventre du loup,
Nananananère9.
Mais la réécriture est aussi constituée d’allusions de détails. On retrouve par exemple la formule rendue célèbre par Perrault : « Tire la chevillette, la bobinette cherra » ainsi transformée : « Arrivée chez sa grand-mère, le Petit Chaperon Vert tira la chevillette pour que la bobinette puisse choir, et la porte s’ouvrit10 ».
On peut aussi noter des touches stylistiques humoristiques et décalées plus subtiles. Par exemple, là où dans le conte traditionnel, le loup contrefaisait la voix de la grand-mère, dans Le Petit Chaperon Vert, la voix de la grand-mère est elle aussi transformée, mais par le rhume, ce qui dédramatise considérablement l’épisode en le tirant vers le burlesque :
« Ne t’approche pas de bmoi », dit-elle à la petite fille, « tu es mignonne à croquer bais j’ai un gros rhumbe et tu risques de l’attraper. Il ne mbanquerait plus que ça ! »11
Notons d’ailleurs l’emploi humoristique de l’expression « tu es mignonne à croquer », employée ici comme syllepse puisqu’elle induit un jeu entre le sens figuré de l’expression et son sens littéral.
Enjeux de la réécriture
Chez Solotareff et Nadja, le personnage du Petit Chaperon Rouge est celui d’une gamine capricieuse et tyrannique, qui ne cesse d’embêter et de se moquer, à la manière d’élèves dans une cour de récréation, du Petit Chaperon Vert qui est, quant à elle, une enfant obéissante, courageuse et au bon cœur. Le nom propre rendu célèbre par l’histoire littéraire se fait ici nom commun, puisqu’il existe autant de chaperons de couleurs différentes que d’enfants, comme le suggèrent la dédicace et la première page de l’album :
Pour tous les chaperons vert-pâle, vert-bouteille, vert-olive, vert-autobus, vert-émeraude, vert-pomme, olivâtres, verdâtres et vert-foncé
Il était une fois un petit chaperon que tout le monde appelait « Petit Chaperon Vert » parce qu’elle portait une sorte de capuchon pointu et vert.
Sa grande sœur portait un chaperon jaune et sa meilleure amie un chaperon bleu.
Le conte sera donc un conte sur les enfants et pour les enfants et l’emploi du nom commun et de ses variantes de couleurs ici accentuent l’usage allégorique et universalisant du chaperon.
L’opposition entre les deux fillettes est, comme nous le disions, très marquée dans le texte, et ce dès la deuxième page, puisqu’elles apparaissent chacune à l’une des extrémités de la double page. L’une est menteuse, l’autre courageuse. L’une est insouciante, cueillant des fleurs et ramassant des girolles, l’autre soucieuse de la santé de sa grand-mère. C’est l’un des supports de la parodie dans le texte.
Mais on peut aussi se demander si le Petit Chaperon Vert n’est pas un peu jalouse du Petit Chaperon Rouge, que tout le monde tente (y compris la propre mère du petit chaperon vert) de protéger du loup. Les illustrations, notamment la première de couverture du conte, iraient dans le sens de cette interprétation. Lorsqu’elles apparaissent sur la même image, c’est le petit chaperon vert qui a le plus souvent un air méprisant, dédaigneux ou colérique. Le manichéisme des personnages, topos traditionnel du conte, n’est en fait pas si tranché… C’est peut-être par dépit, et parce que ce n’est pas elle qui est sous les feux de la rampe, que le Petit Chaperon Vert accuse systématiquement le Petit Chaperon Rouge de mensonge, sa mère n’osant pas la contredire :
Maman, le Petit Chaperon Rouge est rentré chez elle et les chasseurs ont tué le loup !...
… Et tu sais ce qu’elle m’a dit, cette menteuse de Petit Chaperon rouge ? Que le loup l’avait mangée, et même qu’il avait mangé sa grand-mère ! Et qu’on les avait sorties du ventre du loup toutes les deux !12
L’accusation peu convaincante de mensonge jetée sur les épisodes qui constituent des reprises du conte traditionnel de Grimm n’est pas anodine. Il s’agit peut-être métaphoriquement de souligner au contraire la pertinence du caractère fictionnel (fabuleux) du conte, et donc refuser de l’asservir à une morale (une vérité) explicite. Peut-être, par exemple, le petit chaperon vert envie-t-elle en fait la liberté du petit chaperon rouge. En effet, chez Perrault, la mère était qualifiée de folle, l’auteur fustigeant ainsi son inconscience, et l’accusant en partie du malheur survenu. Chez les frères Grimm, la mère au contraire prend des précautions, mais c’est la désobéissance de sa fille (qui s’écarte au sens propre comme au sens figuré) du droit chemin. C’est aussi le cas du Petit Chaperon Rouge de Solotareff et Nadja mais son comportement (même s’il elle sera engloutie par le loup… mais sauvée) est montré positivement, l’adjectif « tranquillement » étant à chaque fois employé pour relater les deux épisodes de la cueillette. Au contraire, le Petit Chaperon Vert est assailli par l’angoisse de sa mère, qui elle n’est précisément pas « tranquille » (p. 34). Elle paraît surprotégée et donc un peu étouffée :
Et toi, habillée en vert, avec ton chapeau vert parmi les hautes herbes vertes de la forêt verte, tu ne risques pas grand-chose et c’est d’ailleurs pour ça que je t’habille toujours en vert13.
De là peut-être aussi le choix de Nadja de représenter les personnages comme des (mères-)poules et leurs poussins. La « leçon » serait alors très plurielle, puisque la morale concernerait aussi l’éducation des enfants, la part de liberté et d’autonomie à leur accorder, comme dans Une nuit, un chat d’Yvan Pommaux14.
Ainsi, la réécriture est ici parodique puisque le modèle du petit chaperon rouge est raillé, ce qui contribue à rendre le texte humoristique. Mais il s’agit aussi de rendre hommage au conte traditionnel, à la polysémie des « leçons » qu’il peut contenir, à la lecture plurielle et infinie que l’ont peut en faire. C’est donc peut être in fine, pour Solotareff et Nadja, une façon de rendre hommage à la fiction - que le Petit Chaperon Vert qualifie avec mauvaise foi de mensonge - qui, parce qu’elle est précisément détour oblique et apologue, consacre les vertus et les richesses d’un implicite sans cesse renouvelé.
1 Olga Lecaye, Didi Bonbon, Ecole des Loisirs, 1994 (album à partir de 5 ans)
2 Olga Lecaye, Léo Corbeau et Gaspard Renard, Ecole des Loisirs, 2004 (conseillé pour la fin du cycle 2 de l’école élémentaire dans la liste des ouvrages de référence).
3 Grégoire Solotareff, Olga Lecaye, Pas de souci Jérémie, Ecole des Loisirs, 2004 (album à partir de 6 ans).
4 Nadja, Olga Lecaye, Le Lapin facteur, Ecole des Loisirs, 2001 (album à partir de 2001)
5 Nadja, Chien Bleu, Ecole des Loisirs, 1989 (indiqué comme ouvrage de référence dans la liste ministérielle pour le cycle 2). Nous ne résistons pas à l’envie de vous conseiller la lecture de La petite fille du livre, bel album subtil et profond, publié par Nadja en 1997 à l’Ecole des Loisirs.
6 Voir notre article à ce sujet intitulé « La nuit comme métaphore des mystères du récit », publié dans le dossier thématique n°23 consacré à la Nuit : http://la-plume-francophone.over-blog.com/article-15740327.html
7 Grégoire Solotareff et Nadja, Le Petit Chaperon Vert, L’Ecole des Loisirs, collection « Mouche », 1989.
8 Grégoire Solotareff, Loulou, Ecole des Loisirs, 1989 (indiqué comme ouvrage de référence dans la liste ministérielle pour le cycle 2).
9 Grégoire Solotareff et Nadja, Le Petit Chaperon Vert, op. cit., p. 38-39.
10 Ibid., p. 23.
11 Ibid., p. 24-25.
12 Ibid., p. 40-41.
13 Ibid., p. 35.
14 Yvan Pommaux, Une nuit, un chat, Ecole des Loisirs, 1999.
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