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22 janvier 2007 1 22 /01 /janvier /2007 16:59

 

Kossi Efoui[1]

Entre Chaos et Refondation : l'attente


Que la terre vous soit légèreLe corps liquide (Théâtre)

 

par Célia SADAI


                                                                                  

 

LE VOYAGEUR – Si ce qu’on dit est vrai, Traqueur, quand le réverbère s’éteindra, un seul jour se lèvera […] Il y aura miracle ou il y aura peste – Il y aura tonnerre de pluie ou il y aura tonnerre de guerre – Il y aura limon ou il y aura caillou – Il y aura ventre à terre ou il y aura coussin de plumes. – Il y aura fête cent jours ou il y aura Toussaint. […] – Et comment le saura-t-on que les temps ont changé ? – Une grande clameur : "Nouvelle Terre ! Nouvelle Terre"»[2]



« Chaos et Refondation » composent deux époques articulées par le texte biblique de l’Apocalypse de Jean. Jean y relate la parabole du livre roulé, fermé de sept sceaux : chaque sceau défait comporte une Révélation sur l’Histoire des hommes. Si on interprète étymologiquement le terme, « Apocalypse » signifie en Grec « enlever ce qui fait écran » : le geste indique donc un dé-voilement. L’Apocalypse désigne un moment-limite, entre le Chaos – temps de l’informe et de la confusion, et la Refondation – temps nouveau du re-commencement. Les pièces de Kossi Efoui portent en elles la temporalité de l’Apocalypse de Jean. Elles ne sont ni ancrées dans le Chaos, ni dans la Refondation , mais dans ce passage apocalyptique, comme sortie du Chaos, signe de la fin des temps, et prélude à la Refondation , venue salutaire d’un nouveau monde. D’ailleurs le titre Que la terre vous soit légère signale l’écrasement de la terre sur les hommes, et dit le désir d’un Nouveau Monde.


« Chaos et refondation » : on peut proposer une lecture des notions sous l’éclairage temporel et historique. Ce qui est convoqué, c’est la question du terme et du commencement, du temps comme une ligne, de l’histoire orientée en un sens. Chez Efoui, le Chaos, c’est l’usure de l’Histoire : la confusion du réel imposée par les dominations sur le Togo : colonisation, puis coup d’Etat en 1963 et prise du pouvoir par Eyadema en 1967, et surtout l’espoir démocratique avorté. Dès lors, la temporalité est subie et non vécue :


LA MERE – C’est-à-dire, à chaque tentative je suis arrivée au monde. Quand ? n’est pas une question. Au commencement…je suis déjà arrivée. Ou encore : Il était une fois terminus. On se la raconte à quel futur – ça ira, ça ira ? Droit devant – ça ira, ça ira – vers un but – ça ira, ça ira… mais l’obstacle se répète au passé : vécurent, vécurent heureux…Et avant ? Et avant ? Obligée de l’accomplir cet oracle tout à l’envers ? Droit devant, tu parles. Accomplir, tu parles. Reconstituer, ça se pourrait. »[3]


La structure apocalyptique refuse le passé, promet l’avenir, et surtout questionne le sens de l’Histoire. Comme dans L’aveuglement de Sarramago, la dramaturgie d’Efoui conteste un système défaillant qui prend en otage une minorité : le peuple. L’auteur porte le monde ancien à son terme pour la promesse latente d’un ailleurs autrement. Le prophète chargé de répandre la Nouvelle, c’est le poète visionnaire ; le « poète à la langue coupée » :


Un soir d’une date quelconque à huit chiffres, on a parlé de la langue coupée. De la langue verte de mon ami coupé. […] et lui, revenu de tout, se recollait sous mes yeux, se replâtrait qu’il disait. C’est pour m’intimider, qu’il disait. Qu’est-ce que ça veut dire, intimider ? J’étais enfant avec mes questions. […] Puis un soir, dans les restes qu’il recollait, il n’a plus retrouvé sa langue, ni au fond du gosier ni collée au palais. Restaient les yeux s’agrandissant...

- Œil de sorcier….s’agrandissant encore.

- Ciel de voyant…..s’agrandissant encore.

- Caméra truquée. Chiqué, chiqué crie la foule.[4]


La mission du poète, c’est en quelque sorte d’ôter l’écran des « phares aveuglants » dictateurs, tel Prométhée dérobant le feu aux Dieux :

 

LE VOYAGEUR : J’en ai vu, moi, des phares. Il y en avait un tout petit, clignotant, qui se disait l’œil de l’univers. J’en ai vu un tout haut perché. Il était éteint. Il donnait le vertige, absolument. Il y en avait un prestigieux, éclatant, qui faisait : "Venez, venez, je vous donne ma lumière." Certains y sont allés. Ils en sont revenus aveuglés. […][5]


Ainsi, comme pour le passeur du théâtre grec, il s’agit de marquer le passage vers un monde en renaissance. La motivation à l’action, c’est le programme des mémoires de M. Ovidio, écrivain mis en abyme dans Le corps liquide : « Réveillez-vous les enfants ! Nous avons enfin ruiné le marchand de sable. »[6].

Dans le texte biblique, Dieu est décisionnaire du passage : chez Efoui, il n’y a plus de transcendance avec le divin, ni son équivalent moderne, le politique : en effet, les deux sont des voix dogmatiques, contestées et soupçonnées. Ainsi, si le texte de Jean redonne un ordre à l’informe chaotique par l’intervention régulatrice de Dieu, il n’y a pas chez Efoui de désir d’ordonner une Histoire des hommes. Il s’agit plutôt de proposer un système poétique où le temps s’annule, contaminé par l’Art. Ainsi, la page blanche ne distribue pas la  réponse, comme les sept Révélations du livre roulé, mais projette un éternel recommencement du Monde :

 

LE VOYAGEUR : J’écris dans les marges et sur la dernière page blanche. Tu sais, cette page blanche dans un livre, ce n’est pas étrange, ça ? Au bout de trois cent cinquante recto-verso en petits caractères serrés, tassés, hop, une page vierge et fière comme un jour du Seigneur. Un gag, tu crois ? Eh ben non. Explications. Tous les livres tentent de dire la même chose : "Au commencement…au commencement…" Regarde, j’ouvre au hasard…Tu peux lire.

LE TRAQUEUR : "Les personnes hypertendues ont tout intérêt à tremper dans l’eau tiède…"

LE VOYAGEUR : Mais non, regarde entre les lignes, là. "Au commencement… au commencement…" Alors cette putain de page blanche, c’est la preuve qu’on n’y arrive pas. C’est un vaste interligne qui continue de faire tic tac, tic tac. Lequel fait naître l’autre ? Le tic ou le tac ?[7]


En effet, si le Salut se réalise par l’intervention du Divin, alors le monde appartient à Dieu : Deleuze, parle d’une ère de « dette infinie[8] », une sorte de terreur religieuse. Chez Efoui, il n’y a plus d’appartenance possible, ni de salut donc. Dieu est mort, le pouvoir corrompu : plus rien ne fait autorité et toute chose est mise au même plan, sans hiérarchie. Le traitement apocalyptique n’est donc ni prophétique, ni eschatologique : le théologique est biaisé par l’inquiétude philosophique : l’avenir ne peut être scellé de certitude, et tout acte n’est qu’une tentative :

 

Je vise, je lance et je fais mouche. Ou bien... 

Je vise, je tire et je fais mouche. Ou bien…

Je pare, je vise et je frappe juste. Ou bien…[9]


 Le système poétique s’enlise dans le retour du même autrement : il est autotélique et ouvert à la fois. Ainsi s’opère la résurgence palimpsestique du biblique : l’écriture s’affranchit de toute appartenance ; projetée dans une temporalité millénaire (biblique) et contrainte dans le cercle du recommencement (poétique). Il n’y pas l’instauration d’un temps inaugural : comme chez Beckett[10], commencement ou terme, les bornes se confondent : l’écriture diffère, élude, attend ; Le corps liquide, c’est le corps d’un texte qui n’arrive pas à se dire :

 

LA MERE : Ca dit qu’un oracle encore illisible se cache sous la table des généalogies, illisible dans les yeux, illisible dans le catalogue des gestes, l’album de photos de famille, les anales de l’état civil, sur le front des astrologues…et ça fait des pointillés dans le corps d’un vaste récit qui ne sait pas finir. Dans mon propre corps qui ne sait pas se tenir. Je ne raconte pas ma vie. Personne n’y est jamais arrivé. Personne ne sait faire ça.[11]


 Pour autant, on ne saurait dire que l’écriture s’installe dans le Chaos : il y a un principe régulateur émergent, l’Art, qui transcende l’informe du Chaos comme l’ordre de la Rénovation. L’instabilité des pièces trahit la prolifération des possibles : l’apocalyptique y est « errance orientée ». L’écriture est déceptive : répondant au mythe du Nouveau, elle s’inscrit dans une dialectique négative et tragique qui les voue au meurtre permanent, et à la renaissance systématique.

 

 

 


[1] Kossi Efoui est un dramaturge togolais, exilé en France depuis 1989. Il est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre – dont Io en 2006, de pièces pour marionnettes et de deux romans, publiés au Seuil.

[2] Efoui K., Que la terre vous soit légère, Ed. Lansman, Carnières, 1996, p.56-59. Création à l’Hexagone de Meylan, Compagnie du Jour, 1996. Mise en scène Mamadou Dioume.

[3] Efoui K., Le corps liquide, in « Nouvelles Ecritures », vol.2, Ed. Lansman, Carnières, 1998, p.50. Création à Douai, Janvier 1998, mise en scène David Conti.

[4] Que la terre vous soit légère, op.cit., p.32-33.

[5] Que la terre vous soit légère, op.cit., p.12.

[6] Le corps liquide, op. cit., p.44.

[7] Que la terre vous soit légère, op.cit., p.47.

[8] Deleuze G., Critique et clinique, « Nietzsche et Saint Paul, Lawrence et  Jean de Patmos », Les Ed. de Minuit, 1993.

[9] Le corps liquide, op. cit., p.51. 

[10] Dans Fin de partie, la première réplique annonce la fin : « CLOV – Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas. » (Les Ed. de Minuit, 1957)

[11] Le corps liquide, op. cit., p.54.

 

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15 janvier 2007 1 15 /01 /janvier /2007 10:02


 La Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart :

pour une fondation structurelle et rythmique du chaos

  

 

Les topoï du chaos et de la fondation demeurent sans conteste deux thèmes majeurs des lettres francophones, en particulier des littératures issues des anciennes colonies françaises. L’œuvre quasi prophétique de l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau intitulée Biblique des derniers gestes raconte par exemple l’édification du monde moderne via l’exposition de la confrontation meurtrière des parties opposées, à savoir l’Occident dominateur versus l’hémisphère assujetti. De même, l’auteur algérien Kateb Yacine semble obsédé par cet entre-deux mondes qu’incarne la scissure intime de l’être métis. Comme en témoigne son premier roman Nedjma publié en 1956, il en a d’ailleurs fait sa raison d’écrire tandis que l’ordre colonial régnait encore dans son pays natal. A l’instar de ces paradigmes, nous souhaiterions nous focaliser dans cet article sur le cas du romancier franco-polonais André Schwarz-Bart, homme de lettres profondément marqué par la déportation de ses parents et de deux de ses frères au cours de la seconde guerre mondiale. Cette tragédie constitue d’ailleurs l’événement traumatique qui le conduit à l’écriture et à la publication de sa première œuvre Le Dernier des Justes pour laquelle il reçoit le prix Goncourt en 1959. Engagé contre toute forme de colonisation, il poursuit son projet littéraire en rédigeant au côté de son épouse, l’écrivaine antillaise Simone Schwarz-Bart, un second roman intitulé Un plat de porc aux bananes vertes qui paraît en 1967. Tourmenté par le monde littéraire et la critique, il met malheureusement fin à sa carrière d’écrivain en signant sa dernière œuvre romanesque en 1972 avec La Mulâtresse Solitude[1], biographie à la fois historique et légendaire dont la forme et l’essence représentent, selon nous, une véritable fondation structurelle et rythmique du chaos. Afin de le démontrer, notre article tentera donc d’expliciter la symbolique de la structure de ce roman, la fonction des différents rythmes de son récit narratif, ainsi que le rôle de son épilogue.

La structure binaire du récit correspond tout d’abord à la cartographie de la Traite négrière qui suit un itinéraire transatlantique dont le point de départ est le continent africain et le point d’arrivée, la Caraïbe. Fidèle à cette représentation géographique du chaos esclavagiste, la première partie intitulée Bayangumay[2] retrace en effet l’histoire du personnage éponyme[3] au Sénégal, depuis sa plus tendre enfance dans la tribu des Diolas jusqu’à sa capture par les « marchands d’hommes » (p.33) à l’âge de 16 ans. La seconde partie intitulée Solitude relate quant à elle la continuité de l’histoire précédente en Guadeloupe, en se focalisant sur la filiation ambiguë de Bayangumay incarnée par sa fille métisse Rosalie, future Solitude et personnage principal du roman. La forme duale de La Mulâtresse Solitude permet donc une schématisation narrative de la topographie du commerce esclavagiste afro-caribéen, structurant de ce fait paradoxalement la déstructuration des peuples asservis. 

Cependant, la chronologie du récit ne coïncide pas avec la logique linéaire de la déportation transatlantique des esclaves africains. André Schwarz-Bart utilise en effet l’ellipse pour symboliser le Passage du Milieu[4]. Hormis la terrible scène du départ du bateau négrier depuis l’île sénégalaise de Gorée, l’écrivain ne décrit en aucune façon les événements qui se passent à bord du vaisseau au cours de son périple en direction de la Guadeloupe. Seule une indication relative à l’origine du métissage physique de Solitude dévoile la monstruosité des faits commis dans la cale du navire.


Enfants de barrières, de fossés ou de chemins (d’où leur surnom dérisoire de Chimène) et surtout fruits de ces amours de vaisseaux négriers, de cette étrange coutume, la Pariade, qui avait lieu un mois avant l’arrivée au port, jetant soudain les matelots ivres sur les ventres noirs lavés à grandes giclées d’eau de mer. (p.50)

 

Face à la sauvagerie des négriers, Schwarz-Bart préfère ainsi à plusieurs reprises interpeller l’imaginaire du lecteur en lui laissant la responsabilité de se représenter lui-même l’indicible de la Traite et de la dépossession identitaire qui en résulte.

Pour ce faire, il utilise également la description onirique qui, par essence, bouleverse la linéarité narrative en entrelaçant les supposés faits réels de l’histoire racontée et le rêve. Le récit de l’invasion du village des Diolas par les marchands d’esclaves l’illustre d’ailleurs parfaitement. L’auteur commence la description de cette scène tragique par une plongée dans l’inconscient de Bayangumay. Celle-ci semble en effet prise d’une vision prémonitoire, un cauchemar mis en abîme dans son « onirium[5] » pour employer l’expression de Georges Yémy.

 


Une nuit, s’étant réveillée en sursaut, Bayangumay souleva les paupières et sut qu’elle dormait encore, sut au même instant qu’elle poursuivait un rêve à l’intérieur de son rêve. Le village était une seule clameur, une seule flamme qui illuminait la case comme en plein jour. Elle vit alors, dans ce cauchemar qui se dénonçait à lui-même comme tel, son vieux mari dressé tout nu au centre de la case, la lance haut levée et la bouche ouverte sur un cri d’horreur […]. (p.34)

 


L’horreur, tel est le mot qui qualifie le mieux la barbarie dont sont victimes les Diolas au cours de leur capture ; tel est aussi ce que Schwarz-Bart tente de dépeindre via l’enchevêtrement de l’imaginaire oppressé et de la réalité coloniale. Au fur et à mesure du déroulement des événements, « le rêve se brouillait et prenait apparence de réel » (p.37) nous indique d’ailleurs l’auteur-narrateur. Cette remarque prouve à elle seule l’intention de ce dernier de rompre le fil narratif en métissant le monde réel et le monde onirique. De cette façon, Schwarz-Bart entre en interaction avec le lecteur qui doit une nouvelle fois, par ses propres moyens, imaginer l’inimaginable à partir de cette scène mi-réelle mi-cauchemardesque, inscrite sur la page telle la trace laissée par le nomade sur la piste désertique.

En outre, les variations rythmiques du récit résultent aussi de l’usage ponctuel de l’analepse qui permet une remontée dans le temps, vers l’origine des événements historiques décrits par l’écrivain. Ainsi, les chapitres III et IV de la seconde partie du roman débutent tous deux par une analepse révélant respectivement l’histoire de la famille du Mortier et celle du Chevalier de Dangeau. Ce procédé éclaire le lecteur sur les raisons de la présence et du statut à particule de ces esclavagistes en Guadeloupe. Nous ne reviendrons pas ici sur le détail de ces passages mais nous intéresserons plutôt à l’introduction du troisième chapitre de la première partie. En effet, celui-ci s’ouvre sur la proposition circonstancielle de temps « à la naissance de Bayangumay » alors que le chapitre précédent vient d’exposer les noces de la jeune fille avec le sage Dyadyu. Il s’agit donc bien d’un retour en arrière au sein de la chronologie diégétique, et de ce fait d’une scissure digressive à l’intérieur de la narration. Ce procédé place par conséquent l’auteur-narrateur en situation de faire état de la détérioration  des conditions de vie en pays diola depuis 1750, année approximative de naissance de Bayangumay selon l’incipit[6] de l’œuvre, jusqu'à l’invasion des terres sénégalaises par les envahisseurs occidentaux. Comme l’illustre le passage suivant, la blessure coloniale engendre alors le paroxysme de la désolation :


A la naissance de Bayangumay, la grande ville des bords du fleuve, lieu d’ombre et de luxe, de tranquillité, portait encore le nom de Sigi qui signifie : Assieds-toi. Mais depuis qu’on y embarquait les esclaves, elle n’était plus connue que sous le nom de Sigi-Thyor : Assieds-toi et pleure. (p.33)


Le parallélisme comparatif, à la fois temporel et factuel, que contient cette ouverture de chapitre permet de facto à l’écrivain de développer son discours dénonciateur de l’expansion esclavagiste en Afrique subsaharienne. Une seconde comparaison suit ainsi l’analepse pour expliciter concrètement la plaie béante qui vient de scarifier brutalement ce continent, en un temps très court, c’est-à-dire entre le moment de la naissance de Bayangumay et de son passage à la maturité comme le suggère cette remarque du narrateur : « Et les Anciens comparaient le corps nouveau de l’Afrique à un poulpe cloué sur la grève, et qui perd goutte à goutte de sa substance […] » (p.33). De plus, Schwarz-Bart utilise cette analepse pour établir un lien de cause à conséquence entre l’avancée exponentielle de l’esclavagisme au Sénégal et le recul géographique des Diolas. En effet, tel un ethnologue, l’écrivain souligne que, pour se protéger du colonisateur et de la Traite, ces derniers ont dû s’exiler en leur propre terre, se reclure, voire s’emprisonner, dans des zones marécageuses, aussi éloignées que possible des axes de communication et conséquemment des lieux de déportation. L’extrait ci-dessous en témoigne :


Fuyant les abords de la Casamance, voie traditionnelle des marchands d’hommes, les Diolas s’enfonçaient lentement en des marais peu accessibles. […] Des palissades aiguës se dressaient maintenant autour des villages, s’insinuaient à l’intérieur des enclos, entouraient la plus modeste case d’une hauteur hérissée à l’image de la méfiance universelle. (p.33-34)


Il paraît donc naturel que la représentation littéraire d’un tel bouleversement de l’ordre des choses, et de ces êtres devenus soudainement possessions par l’acte colonial, entraîne le renversement ponctuel de la chronologie narrative de La Mulâtresse Solitude. L’analepse, en tant que procédé rétrospectif, constitue en conséquence un moyen parfaitement adapté à la création de cet effet escompté.

Pour prolonger et renforcer ce dernier, André Schwarz-Bart n’hésite d’ailleurs pas à utiliser le corollaire de l’analepse, à savoir la prolepse. L’épilogue de l’œuvre correspond en effet à une projection narrative dans l’avenir, et de ce fait, permet la fusion des temps passé, présent et futur. L’écrivain imagine ici l’errance d’un touriste sur les lieux de l’ultime combat des marrons contre les troupes républicaines, bataille sanglante racontée peu avant le dénouement du roman. Il confie ainsi au lecteur sa fantasmagorie :


Si l’étranger insiste, on l’autorisera à visiter les restes de l’ancienne Habitation Danglemont. […] Ressentant un léger goût de cendre, l’étranger fera quelques pas au hasard, tracera des cercles de plus en plus grands autour du lieu de l’Habitation. […] Alors, s’il tient à saluer une mémoire, il emplira l’espace environnant de son imagination ; et, si le sort lui est favorable, toutes sortes de figures humaines se dresseront autour de lui […]. (p.155-156).


La projection de cette potentielle rencontre fantasmatique avec les revenants de cet épisode historique meurtrier semble donc symboliser la nécessité du devoir de mémoire pour pouvoir bâtir un avenir commun, c’est-à-dire transformer le chaos historique en fondation d’une nouvelle humanité. Afin de susciter une prise de conscience des leçons de l’Histoire chez le lecteur, Schwarz-Bart enrichit d’ailleurs l’épilogue d’une dernière comparaison qui assimile les spectres de l’Habitation Danglemont aux « fantômes qui errent parmi les ruines humiliées du Ghetto de Varsovie » (p.156). L’auteur conclue ainsi son œuvre sur une double rupture rythmique du récit via un déplacement spatial (de la Guadeloupe, il passe à la Pologne) conjugué à un retour au temps présent inéluctablement marqué dans sa chair par les dérives du passé.

En somme, l’ellipse, l’analepse, la prolepse et la description onirique permettent l’intrusion ponctuelle de scissures spatio-temporelles au fil des deux volets de la narration, ce qui a pour effets d’en dynamiser le rythme mais aussi d’en complexifier le sens. Celui-ci ne peut alors être totalement révélé sans l’intervention imaginative du lecteur. Par conséquent, l’utilisation de ces procédés narratologiques semble faire écho au bouleversement historique et à la perte de repères, sinon à la déshumanisation, qu’a engendrés le sujet même du roman, à savoir la Traite négrière. C’est pourquoi, nous considérons La Mulâtresse Solitude comme un roman représentatif de la fondation à la fois structurelle et rythmique du chaos tout en lui conférant une valeur apocalyptique[7] au sens religieux du terme.

 

Marine Piriou
 

[1] André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude, Paris, Ed. Seuil, 1972. Tout au long de cet article, les citations extraites de La Mulâtresse Solitude sont suivies entre parenthèses de la référence de la ou des page(s) concernée(s).

[2] La première partie de La Mulâtresse Solitude commence à la page 11 et s’achève à la page 45. Elle ne représente donc qu’un quart du récit total.

[3] Nous parlons ici du personnage de Bayangumay, et non de Solitude.

[4] Cf. Paul Gilroy, L’Atlantique noir: Modernité et double conscience, Paris, Ed. Kargo, 1993, Ch. I, p.19.

[5] Georges Yémy, Suburban Blues, Paris, Ed. Robert Laffont, 2005, p.45.

[6] Cf. La Mulâtresse Solitude, chapitre I de la première partie, p.11 : « Il était une fois, sur une planète étrange, une petite négresse nommée Bayangumay. Elle était apparue sur terre vers 1750 […] ».

[7] Etymologiquement, le mot « apocalypse » vient du latin ecclésiastique apocalypsis et du grec apokalupsis qui signifient tous deux « révélation divine ». Cf. Grand Usuel Larousse, coll. In Extenso, Paris, Larousse-Bordas, 1997.

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15 janvier 2007 1 15 /01 /janvier /2007 10:00

Les Cordes-de-Bois, le monde mis en œuvre 
Par Ali Chibani

 


 

Les Cordes-de-Bois, de Antonine Maillet, se présente comme la chronique historique de la Côte, un havre d’Acadie. Véritable « geste d’une tribu sans pareil », l’auteure y met tout son talent de « raconteu[se]-défricheteu[se] » pour mettre en scène la lutte des clans qui donne un goût bizarre à la vie de Ma-Tante-la-Veuve et des siens, des MacFarlane et des Mercenaire. Au fil de la lecture, on comprend que l’important est moins l’Histoire du « pays » des Côtes que l’histoire de la narration de l’Histoire de ce « pays ». Le récit finit par constituer à lui seul un autre « pays » où tout est possible.

 

Les différents chroniqueurs oraux, interrogés par la narratrice, reconnaissent leur impuissance à remonter jusqu’au véritable fondateur des « Côtes » : « … une race comme celle-là, ça n’a pas de bout. Ça n’a ni commencement ni fin, disait le curé » (p. 14-15). Dans sa quête d’une « sorte de mémoire-hommage à l’ancêtre » (p. 49-50), la narratrice est forcée de constater l’impossibilité de défricher l’Histoire du pays pour lui donner une forme linéaire allant du monde ancien au monde nouveau. La confusion est générale tant les « chroniqueurs oraux qu’au pays on appelle des conteux ou des défricheteux-de-parenté » (p. 38) ne sont pas d’accord sur l’évolution de leur Histoire. La lutte des clans finit par s’immiscer, sournoisement, dans les récits fondateurs, pour finir par les brouiller. Cela aboutit à une sérieuse remise en question du temps consacrée par les nombreuses anachronies et achronies qui démonte l’horizon d’attente des personnages : « L’hiver était venu au printemps, cette année-là. Tout était chambardé. Jusqu’aux vaches qui vêlaient à contretemps » (p. 128). En émerge une forme d’incertitude quant à la véracité des différentes épopées qui nous sont offertes. Le sentiment d’être mené en bateau s’accentue quand on sait qu’il ne suit pas le processus scientifique adopté par tous les historiens qui, comme le curé, prennent « … le temps d’expliquer de nouveau, de fournir plus de matériel circonstanciel, faits, lieux, dates, témoignages et morales à tirer » (p. 150). Reste le recours à « la version officielle » (p. 200). Néanmoins, la narratrice la rejette car suspectée d’être manipulée. Tout cela la contraint à conjecturer pour rejoindre le rôle d’auteure. L’Histoire passe définitivement de la réalité – incertaine – à la fiction afin de découvrir à des clans bâtards un père improbable.

 

Le récit finit par porter les stigmates de l’impossibilité de raconter. Dans l’acte de dire le dit lui-même, tout finit par se brouiller. Les histoires s’interfèrent, se joignent pour se disjoindre : « J’aborde ici un terrain où les chroniqueurs ne s’accordent plus. La forge ne veut pas démordre. Et je suis réduite aux conjectures. A une tapisserie plutôt, une tapisserie de haute lice tissée avec les fils de cinquante-six conteux, radoteux et défricheteux d’histoires. Si tout cela finit par ressembler à un pays, vous rendrez hommage à la nature qui a des lois que la loi ne connaît pas » (p. 175). L’œuvre, elle-même, échappe à son auteure qui ne veut pas engager sa propre voix pour promettre l’aboutissement de son récit qui, toutefois, prend forme au fur et à mesure qu’elle la met en mots. Les Cordes-de-Bois sont la génération d’une lutte clanique d’un siècle, mais aussi de deux langues se superposant, s’annihilant, tout en se complétant. L’une est nécessaire à l’autre. La langue d’apparence chaotique est celle qui met de l’ordre à la narration ; alors que la langue, ordonnée et soumise aux lois de la syntaxe comme le clan de Ma-Tante-la-Veuve obéit aux lois chrétiennes, déstabilise l’édifice par la remise en question perpétuelle de ses fondations. Le bien et le mal sont là où on ne les attend pas.

  

 

C’était sous-estimer Pierre à tom, sous-estimer la langue des côtes qui gaspille et tortille les mots comme la mer le goémon. Le même peuple qui a cent mots pour dire qu’il est content, n’en a qu’un pour englober tous les troubles qui se sont déroulés entre la pointe à Jacquot et le quai MacFarlane autour des meilleures années de la crise : des chavaris. C’est peut-être parce que ce mot-là donne aux troubles sortis du quai un goût de fête comme seuls en ont les troubles du pays. (p. 155)


Bien sûr, ce n’est là qu’une supposition voulant dépasser l’aperception du monde comme porteur de deux valeurs antithétiques. Si la littérature peut, un moment, rétablir les liens pour reformer un monde total, c’est au prix d’un grand risque.

L’auteure-narratrice est « Un vrai chemineau, un bon, pas l’un de ces clochards-brigands, mais un professionnel de la route qui connaît toutes les jonctions du chemin de fer qui lie Halifax à Vancouver et qui est à l’origine de la Confédération ; qui sait par exemple que le train change de voie juste avant La Tuque et qu’après t’es bon pour deux cents milles ; et qui peut happer un train en marche et déjà en deuxième vitesse… » (p. 102). En réalité, il n’est pas surprenant qu’elle sache « toutes les jonctions » puisqu’elle les constitue avec son propre corps. Le corps créateur se place dans l’isthme entre deux rives du monde. Il se doit de dégager toute son énergie, quitte à mettre en péril sa propre vie ou sa propre langue, pour attirer deux mondes-falaises qui se toisent depuis la nuit des temps attendant le moment propice pour s’entretuer. Le risque est que l’œuvre, voire l’auteure-narratrice, soit écrasée par ce qu’elle veut rapprocher. Le plan de guerre de la narratrice s’exprime à travers la métaphore du tissage évoquée plus haut. Sont tissés les mythes, les religions et les épopées fondatrices. Les personnages du récit se transforment en archétypes des personnages historiques les plus importants de l’Histoire universelle. Ils sont des Moïse, Jésus, Napoléon… à l’image du Simounac qui « … associait ses malheurs à toutes les passions du Christ, le poète, sans se douter qu’on prenait sa résurrection du matin ou sa mise au tombeau du soir pour les pires jurons » (p. 139). Ainsi, le projet de l’auteure finit par se réaliser. Le « pays » prend forme. La narratrice, comme la Bessoune des Mercenaire, un clan de femmes libres, pousse « … la caricature [de ses personnages] jusqu’au grotesque » (p. 41). C’est l’Histoire universelle qui est caricaturée. Derrière le grotesque, le baroque et la satire de notre évolution qui prête à rire par ses allures de carnaval et de fête, il se cache une tragédie destructrice motivée par le vice de l’hypocrisie.

 

            Antonine Maillet nous met donc face à nous-mêmes. Dans un récit poétique, le monde est livré dans toute sa cruauté : « Cé en se miran dans le lac a melace/ Que ma tante la veuve/ Sa parçu pour la pormiére fois la face/ Sa été sa pus grousse épreuve. » (p. 41) Ma-Tante-la-Veuve qui n’est pas sans évoquer ces vieilles femmes fondatrices du monde dans la mythologie africaine, comme Settoute en Afrique du Nord. Les Cordes-de-Bois est une invite au lecteur, sans cesse interpellé, pour « … ensemble (…) envisager l’avenir. Éviter avant tout que ça [l’Histoire] se répète. Attaquer les causes. Et la première cause, tout le monde pouvait la nommer les yeux fermés. » (p. 222) N’est-ce pas l’Homme ? Certes, l’auteur refuse que son œuvre soit une promesse. Elle la veut son espoir et que son projet littéraire soit un projet historique. Il ne s’agit pas de rompre entre « l’ancien monde » et « le nouveau monde » mais d’agir de manière à ce que l’évolution, voire la mutation, se fasse pour le Bien commun. L’œuvre-pays sera conçue comme une œuvre-monde. « Pis ça sera là le centre du monde… » (p. 248)

 

 

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