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2 juillet 2010 5 02 /07 /juillet /2010 11:58

 Céline et Césaire ont de nombreux points communs

 

 Par Marie-Noëlle Recoque

 

 

 

 

 

 

Marie-Noëlle RECOQUE : Vous êtes connu pour être un spécialiste de L.F. Céline, pourquoi avez-vous eu envie de rédiger une biographie d’Aimé Césaire ?

 

David ALLIOT : J'ai eu un coup de foudre en lisant le Cahier d'un retour au pays natal. Cela fait une vingtaine d'années que je lis Aimé Césaire, c'est un auteur qui me passionne. Comme je suis un peu fouineur, j'ai commencé à accumuler des documents, des éditions rares. Et au final, j’ai commencé à écrire sa vie. C'est arrivé très naturellement, mais sur le long terme

 

Marie-Noëlle RECOQUE : Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans votre travail et quelles lacunes n’avez-vous pas réussi à combler ?

 

David ALLIOT : Je n'ai pas eu de difficultés si ce n'est le décès de Césaire lui-même qui m’a fait anticiper la publication de l’ouvrage; je devais me rendre à Fort-de-France, fin mai 2008, et rendre mon manuscrit en septembre 2008, pour une publication en janvier 2009. Je n'ai pas eu le loisir de rencontrer les enfants de Césaire, Pierre Aliker et d'autres témoins capitaux. Je vais le faire sous peu, en vue d'une édition « longue » de ma biographie, pour le centenaire de la naissance de Césaire en 2013. J'ai encore beaucoup de matériaux biographiques qui n'ont pas servi.

 

Marie-Noëlle RECOQUE : Faut-il faire (ou pas) le grand écart pour passer de Céline à Césaire ?

 

David ALLIOT : En fait je pense (mais cela n'engage que moi) que Céline et Césaire ont de nombreux points communs. Ce sont des poètes qui ont eu une vie palpitante et passionnante, ils se sont engagés politiquement (même si on peut critiquer l'engagement), ils avaient un profond rejet du système en place et une aversion de l'injustice. D’un auteur à l’autre, bien sûr, les styles diffèrent et les résultats également. Mais cela ne m'a pas demandé un effort considérable pour passer de l'un à l'autre. J’aime les hommes de conviction et les gens qui s'engagent.


Marie-Noëlle RECOQUE : Dans quelles circonstances des manuscrits de Césaire ont-ils pu être conservés à l’Assemblée nationale ? Je veux parler des œuvres littéraires, notamment un manuscrit du Cahier d’un retour au pays natal.

 

David ALLIOT : Ce manuscrit est une merveille conservée à la bibliothèque de l’Assemblée nationale. Il a été acheté à un libraire d’autographes, qui lui-même l’avait acheté à des particuliers, à la fin des années 80, et il est bien conservé. C’est la version la plus ancienne connue du Cahier, il y a des ratures, des ajouts, des corrections, des passages supprimés, ce qui laisse entrevoir comment Césaire travaillait ses poèmes. Sa façon de créer se révèle passionnante. J’étudie d’ailleurs d’autres manuscrits et prépare d’autres ouvrages sur Césaire.

 

Marie-Noëlle RECOQUE : Vous attirez l’attention dans votre ouvrage sur le fait que l’étude des manuscrits de Césaire est primordiale pour la compréhension de la genèse de son œuvre mais vous précisez que cette étude n’en est qu’à ses balbutiements. Que faudrait-il pour qu’elle soit rendue possible ?

 

David ALLIOT : Pour qu’il y ait une étude des manuscrits, il faut qu’il y ait un marché de bibliophiles ou de collectionneurs. Pour la simple raison qu’un papier qui n’a aucune valeur marchande est jeté et disparaît. Jusqu’à une date très récente Aimé Césaire n’avait pas une grande valeur bibliophilique et l’on pouvait acheter des autographes, des éditions rares et/ou signées pour une bouchée de pain. Par ignorance ou par préjugé, le marché n’existait pas. Le tapuscrit du Cahier d’un retour au pays natal a été acheté par la bibliothèque de l’Assemblée nationale à peu près 1300 euros (8000 francs) en 1992, un prix dérisoire. Mais les choses changent et la cote de Césaire grimpe très vite. Du coup, les manuscrits commencent à sortir des tiroirs. Cela permet de les étudier au passage. Maintenant il faut que les bibliothèques et les archives les préemptent pour que ces documents littéraires et historiques puissent rejoindre définitivement les collections publiques et deviennent le patrimoine de tous.

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27 juin 2010 7 27 /06 /juin /2010 10:50

Migritude : regards de migrants

 Par Ateufack Dongmo Rodrigue Marcel

Dans les anciennes colonies françaises de l’Afrique subsaharienne, Paradis continue de rimer avec Paris. Les raisons majeures sont sans doute d’abord économiques parce que l’Afrique continue de végéter dans la misère en dépit de ses potentialités dont l’énormité ne souffre, sur place comme ailleurs, d’aucune contestation. Historiques aussi parce que la plus grande séquelle de quatre siècles d’esclavage, suivis de plus d’un demi siècle de colonisation, c’est ce formatage de l’esprit africain à se regarder  sans cesse  d’en bas,  toujours  convaincu que l’idéal se trouve du côté de l’ancienne métropole. Ce constat dont témoigne le déferlement des africains vers la France : « Paris à tout prix[1] », est fort relayé par ce que Jacques Chevrier considère, sous le concept de « Migritude[2] », comme étant la nouvelle « génération d’écrivains et d’écrivaines[3] » africains. Mais ce déferlement vers Paris, en plus des risques désastreux qu’il comporte puisque toutes les voies, les plus illicites y comprises, sont sollicitées, se termine bien souvent par un désenchantement total car pour ces immigrés, le Paradis n’est pratiquement jamais au rendez-vous à Paris. Ainsi, de L’impasse et Agonies (Présence Africaine, 1996 et 1998) de Daniel Biyaoula jusqu’à Place des fêtes (Présence Africaine, 2001) de Sami Tchak en passant par Bleu, Blanc, Rouge (Présence Africaine,1999) de Alain Mabanckou et bien d’autres, tous ces romans de la « migritude » chantent à l’unisson le désarroi des Africains en France, leur impossible intégration dans une société où la perception du noir comme « dernier niveau de l’échelle des humanités[4] » n’a vraisemblablement pas cessé de faire des ravages.

En effet, l’atterrissage à Paris semble automatiquement s’accompagner d’une leçon d’histoire dans une classe de Blancs et Noirs, comme pour rétablir les règles de vie, qui rappelle aux uns leur place de subalternes et aux autres leur supériorité naturelle. C’est ainsi qu’au rêve et « à l’euphorie du départ vont inéluctablement succéder les désillusions d’un quotidien grisâtre fait d’attente et de besognes subalternes…[5] », d’humiliations et d’abus qui condamne les immigrés africains à vivre comme des esclaves. Du coup, le Paradis prend des allures d’enfer ou tout au moins de quelque chose de semblable « qui risque à tout moment de conduire à l’échec, à la folie ou à la déchéance[6] ».

 

Quand la migritude prend le sens inverse

            Tout ceci amène à s’interroger : Et si les Africains se perdaient en recherchant le Paradis ailleurs ? Cette interrogation s’impose d’autant plus qu’à côté des écrivains africains dits de « migritude » qui dépeignent, de manière réaliste ou métaphorique, leur propre mal-être en France, on a, comme dans une sorte de migritude dans le sens inverse, une écrivaine française qui chante son bien-être retrouvé en terre africaine. On tend à croire alors que les Africains délaissent ce Paradis qu’ils vont rechercher ailleurs. Il faut dire qu’il se dégage de la « migritude » une image plutôt chaotique du continent africain. Image que Ma passion africaine de Claude-Njiké Bergeret (J’ai lu, 1997), une Française au Cameroun, semble démentir formellement en adoptant un angle d’appréciation différent. Dans cette œuvre autobiographique, l’auteur dépeint une Afrique où les valeurs humaines (solidarité, fraternité, cohabitation, partage, amitié…) survivent à la pauvreté matérielle, une société où, ayant compris sa communauté de destin avec la nature, l’homme vit en harmonie avec elle, où la science a jusque là fait peu de ravages... Claude dément par ailleurs l’idée d’une culture supérieure en tournant en dérision l’attitude hégémonique de ses compatriotes dont on ne « voit pas en quoi leurs règles de vie, qu’ils cherchent à imposer aux autres, [sont] supérieures… » (p. 46).

Ma passion africaine, c’est aussi le regard franc d’une européenne sur l’histoire coloniale de l’Afrique et sur les stratégies d’hégémonie des pouvoirs coloniaux : « Quand vinrent les premiers blancs, les chefs traditionnels, "gérants" de la terre des ancêtres, leur offrirent le sommet de quelques collines. Le pouvoir colonial ne les destitua pas, mais préféra les affaiblir progressivement, en évitant les conflits frontaux. » (p. 19) L’auteur revient également sur le rôle désastreux du christianisme dans le phénomène d’acculturation des peuples et sur ces « missionnaires [qui] veulent imposer coûte que coûte leurs valeurs, leurs croyances » (p. 108) au point où « [j]amais il ne leur [viendrait] à l’idée que ces croyances, cette civilisation sont égales aux [autres] » (p. 147).

La conscience historique de la narratrice, associée à son mariage avec un chef Bamiléké[7], à sa parfaite maîtrise du Medumba[8], « qu’elle parle peut-être mieux que sa langue maternelle[9] » et à sa parfaite cohabitation avec ses coépouses (plus d’une trentaine) au sein de la chefferie, témoigne de sa parfaite intégration dans sa société d’accueil. Cela bouscule les schèmes qui véhiculent une certaine supériorité de la civilisation occidentale sur les autres civilisations et qui prônent une certaine incompatibilité culturelle entre l’Afrique et l’Occident.

À la lecture de Ma Passion Africaine et au regard des souffrances des Africains en France, on ne peut que penser que l’Afrique est un Paradis qui s’ignore, un continent où la pauvreté matérielle tend à occulter, même aux yeux de ses enfants, les vraies valeurs humaines qui y ont pourtant survécu et dans lesquelles réside le véritable bonheur. Biyaoula, qui pense « que l’avenir de l’homme c’est les Africains qui l’ont entre les mains[10] », nous conforte dans cette idée. Il faudrait cependant que les Africains en prennent conscience et cessent de verser dans ce mimétisme qui engraisse continuellement l’illusion d’un model occidental à suivre à tout prix, voir à tous les prix.



[1] Josephine Ndagnou, Paris à tout prix, long métrage, 133mn, Yaoundé, Joséphine Ndagnou, 2007.

[2] Jacques Chevrier, Littératures Francophones d’Afrique noire, Aix-en-provence, Edisud, 2006, p. 159.

[3] Ibid., p. 159.

[4] François Guiyoba, « Des antipodes à l’œcoumène : Bilan et perspectives de l’imagologie africaine en Occident » (communication pour ICLA 2004 à Hong-kong)

[5] J. Chevrier, op. cit., p. 160.

[6] Ibid., p. 162.

[7] Tribu camerounaise.

[8] Langue du Village Bangangté dans l’Ouest Cameroun.

[9] Claude Njiket-Bergeret, La sagesse de mon village, Paris, Editions Jean-Claude Lattès, 2000.

[10] Daniel Biyaoula, L’impasse, Paris, Présence Africaine, 1996, p. 259.

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7 juin 2010 1 07 /06 /juin /2010 12:18

 

«D’une bouteille à un autre monde[1] »

Par Virginie Brinker

 

 

 

 

 un_moment_doubli2.jpg

    Avec la fin de la trêve hivernale et l’arrivée des beaux jours, on a tendance à oublier que l’été est une saison meurtrière pour « ceux qui sont dehors», comme les nomme Abdelkader Djemaï, dans la dédicace d’Un Moment d’oubli. Ce roman retrace la descente aux enfers de Jean-Jacques Serrano, un ancien policier devenu sans-abri tout en méditant, par une écriture pragmatique et presque charnelle, sur les questions de la filiation, de la mémoire et du pouvoir de la littérature.

 

 

La rue, un objet « littéraire » ?

            Dès la première page du roman, la littérarité du récit se trouve comme mise à distance : « Ton histoire, on ne la trouve pas dans les polars aux intrigues bien ficelées » (p. 11). La littérature est en effet conçue comme radicalement extérieure aux préoccupations prosaïques du protagoniste - légitimement obsédé par la faim, le froid et la soif - et même absurde dans ses finalités, comme semble l’indiquer ce passage, que l’on peut comprendre symboliquement comme une raillerie vis-à-vis de la chose littéraire :

 

La dernière chose que tu aies lu, c’est, toujours rue Berthelot, une affichette en noir et blanc. Elle avait été collée sur le panneau de l’arrêt de bus durant la période de l’élection présidentielle où avaient fleuri les portraits, les slogans et les promesses, plus tentantes les unes que les autres. Modeste et à moitié déchirée, elle appelait à voter « pour Patate, le seul candidat qui ne se présente pas ». (p. 17).

 

Notons surtout que la prise de distance ironique avec les genres conventionnels de la littérature est à son paroxysme à la fin du roman, au moment de la cérémonie du Grand Pardon et de l’aveu final de l’infanticide : « Puisque tout a une fin, même dans le meilleur des contes de fées, il nous faut à présent aller vite pour raconter ton histoire » (p. 79).

Pourtant, c’est bien une œuvre littéraire tissant des liens quasi charnels entre signifiant et signifié et entre les hommes qu’il est donné de lire au lecteur, restaurant ainsi le pouvoir de la littérature.

 

Une écriture pragmatique

            La dureté du vécu du protagoniste imprègne la fiction qui se fait écriture de la sensation et du concret : « Ta bouche sent le vin d’hier, aigre et lourd. La gorge cuite par l’alcool et la cigarette, tu as l’impression d’avoir un gros bloc de pierre dans l’estomac ». (p. 11). La plupart des métaphores et des comparaisons sont ainsi travaillées de l’intérieur par le concret. Il est question d’une « grande et solide gomme » pour effacer le passé (p. 11), d’une vie qui « se retourne comme un gant » (p. 80) et lorsque la plénitude et la paix intérieure sont rêvées, ce sont une nouvelle fois des sensations presque prosaïques qui parviennent à les décrire : « tu sentiras peut-être la paix couler en toi comme une bonne bière un après-midi de canicule » (p. 15). Toute écriture du concept est donc en permanence ravalée au niveau du sens littéral des mots : « tu as perdu ta propre trace, tes illusions, une partie de tes dents et la notion du temps » (p. 33).

            Par ailleurs, les rares moments d’évasion que représentent les petits bonheurs de l’enfance ou l’idylle avec Laure, à l’Ajasson, qualifiés de « quignon[s] de rêve » (p. 43) sont rapidement happés par les contingences matérielles qui assaillent le personnage :

 

Tu appréciais la viande de taureau aux abricots et le poulet aux pruneaux que préparait ta belle-mère, des plats que tu accompagnais avec un bon rosé de Tavel. Un vin qui n’a rien à voir avec celui qui englue ton cerveau et transforme peu à peu ton pauvre estomac en bout de moquette racornie (p. 23-24).

 

L’irruption d’une énonciation de discours dans le récit mime les assauts de la mémoire torturée et le calvaire de l’homme. Et les sèmes du concret finissent par ronger l’humanité du protagoniste même, « collé comme un chewing-gum au comptoir » (p. 25), ou se sentant « comme un mégot écrasé au fond d’un cendrier », estimant qu’il ne « vau[t] même pas un pet de moustique » (p. 40). Cette réification sans appel condamne le personnage à une tragique déchéance, d’autant qu’il s’emmure dans le silence, « sentinelle aveugle et muette » (p. 72). Silence que rompt pourtant dans tout le roman, une voix, celle d’un « je » qui ne sait dire que « tu ». L’écriture du roman est ainsi véritablement pragmatique car elle est toute entière orientée sur la réception de l’œuvre et la place du lecteur en son sein.

 

La voix/voie de l’Autre

            En effet, si le roman est écrit en focalisation interne, il emploie de façon tout à fait singulière le pronom « tu » tout au long de la narration, comme si le protagoniste se parlait à lui-même ou, mieux encore, comme si le lecteur dialoguait avec lui. Ce procédé implique le lecteur dans l’acte de lire, le fait se mouvoir en instance narratrice comme pour mieux souligner l’absolue nécessité d’une « écriture solidaire », ouverte, qui accueille la parole de l’autre et la recueille pour mieux lui permettre d’exister, d’autant que le protagoniste semble avoir fait le deuil de cette parole. « Tu n’as plus envie de parler, sinon quelquefois à toi-même. Il y a longtemps que personne n’a entendu le son de ta voix, tu n’as plus la force de faire une phrase longue pour sentir les mots rouler dans ta bouche » (p. 18). Le lecteur devient ce Tiers par lequel le témoignage peut exister, conjurant l’oubli et l’indifférence. En effet, le titre polysémique de l’œuvre renvoie de prime abord à l’esprit torturé de Jean-Jacques Serrano :

 

Dans trente secondes, comme un réveil bien réglé, il te faudra alors essayer de te vider la tête, ne serait-ce qu’un moment. Un moment d’oubli, une trêve, un répit. Tu rêves depuis longtemps d’une grande, d’une solide gomme pour effacer toute cette sale histoire qui te colle à la peau, qui ne te lâche plus (p. 11).

 

Le roman en effet met en scène la brisure de l’homme et la torture que représente le traumatisme passé. La mémoire affleure parfois pour mieux se dérober, mais elle hante littéralement le personnage jusqu’à la révélation finale du meurtre non intentionnel de son fils. Au départ, le passé traumatisant est distillé de manière quasi-impressionniste : « Ni Laure ni personne d’autre n’est là » (p. 11), « il pleuvait ce soir-là sur S… » (p. 13). Le portrait du fils, Lucas, est lui aussi esquissé par petites touches, presque anodines. On apprend ainsi à la page 27 qu’il ne parle pas souvent, détail sur lequel on revient une dizaine de pages plus loin : « ton beau-père, qui, comme Lucas, ne parlait pas beaucoup (…) » (p. 38). Rien n’est expliqué au lecteur qui épouse parfaitement les sentiments de Jean-Jacques, et les soubresauts de sa mémoire, tout en cherchant à le comprendre, à comprendre ce qui lui est arrivé et expliquerait sa situation. Cette écriture de l’énigme est ainsi une véritable forme-sens. Le « Moment d’oubli » dont il est question pour le lecteur est avant tout un oubli de soi et de ses petites certitudes. En marchant dans les pas de cet homme blessé, il s’ouvre véritablement à lui et restaure son humanité en même temps que la sienne propre.

            Par ailleurs, la condition de cet homme, Jean-Jacques Serrano, ce Français tout moyen, « fils unique de Roberto, un menuisier rital, et de l’infirmière Françoise Reboux, une Savoyarde pur beurre » (p. 12), renvoie aussi à un exil intérieur et symbolique, qui n’est pas sans rappeler l’exil des tendres vieillards de Gare du Nord[2], du même auteur. Le chapitre 5 présente d’ailleurs le sans-abri comme une ultime métaphore de l’exilé : « Personne ne sait ton nom ni d’où tu viens (…) tu es une sorte de clandestin à visage découvert, un réfugié maigre et dépenaillé » (p. 28), ce qui est repris à la fin du chapitre 10 :

 

Tu es devenu, là aussi par la force des choses, un émigré, même si tu n’as pas l’accent ni le physique typé. Un émigré de l’intérieur, un naufragé du dedans, un Blanc de race européenne, de confession chrétienne non pratiquant (…), un clandestin usé comme ses semelles, enfermé en lui-même et dans les frontières de son propre pays (p. 52).

 

Pourtant, Jean-Jacques Serrano ne connaît que très peu le pays d’origine de son père et le regrette : « A Parme, tu n’y es allé que deux fois, en vacances, quand tu avais sept ou huit ans peut-être » (p. 21). Mais dans ce roman où les figures paternelles de la transmission sont mises à mal, jusqu’à l’infanticide final, la question de la filiation (liée à celle de l’origine, mais sans s’y réduire) revêt une dimension tout à fait particulière et symbolique de la quête d’un soi apaisé, comme une ultime modalité d’ouverture à l’autre soi-même.


[1] Abdelkader Djemaï, Un Moment d’oubli, Seuil, 2009, p. 25.

[2] Voir notre article du 8 octobre 2009 sur Gare du Nord, intitulé « Des valises sans poignées ».

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29 mai 2010 6 29 /05 /mai /2010 02:15

 

La scène des aliénés

Par Ali Chibani

 


 

fadéla M'rabetAlger. Un théâtre de revenants. Le titre du dernier ouvrage de Fadéla M’Rabet est  révélateur de ce qui sera au centre de ses préoccupations. Il s’agit bien sûr de la représentation. Le théâtre, dans ce récit, c’est l’environnement transformé par des cœurs ouverts au monde « en théâtre antique ou en commedia dell’arte, selon l’humeur ou la fureur des cieux » (p. 24). C’est aussi la représentation du monde imposée par les autorités politiques qui érigent une société schizophrène où la personnalité prime sur l’individualité :

 

Comment être tranquille, quand à chaque moment un geste, une parole peut vous faire perdre votre statut d’homme à cause d’un code de l’honneur établi par d’autres pour un temps qui n’est pas le nôtre, quand une démarche d’homme libre peut vous faire condamner à la prison, à la torture, à la mort, quand on ne vous laisse qu’une seule alternative : la lâcheté ou l’héroïsme, à l’intérieur comme à l’extérieur, quand vous ne quittez le ring que pour le théâtre ? (p. 42)

 

Cette représentation finit par être admise par le groupe social qui la fait sienne. Il déconsidère alors le côté tragique de son Histoire pour répéter une comédie vaine où tout est mensonge : « Quand il ne nous reste que le signe extérieur, nous quittons le théâtre antique pour n’être plus que les saltimbanques de la commedia dell’arte. […] En réalité, [les gestes et les paroles] appartiennent à des rôles écrits par des morts pour les morts dont nous sommes les fantômes. Nous sommes les acteurs d’un théâtre de revenants » (p. 51). Pour démasquer la réalité historique, Fadéla M’Rabet commence par développer un discours poétique en mesure de découvrir l’essence du monde. Elle va ensuite mettre à nu les véritables intentions et les conséquences du discours politique. Fidèle à elle-même, l’auteure se bat pour la libération de la femme tout en refusant sa mythification.

 

  La beauté du monde

 

 « La nuit va tomber sur Ostende. Montent vers les baies vitrées les embruns des vagues toutes proches et les cris des goélands, alors que les paquebots lèvent l’ancre pour l’Angleterre » (p. 7). Les premières lignes d’Alger. Un théâtre de revenants de Fadéla M’Rabet assignent déjà au récit une fonction poétique supposée conjurer le malheur, ou plutôt les malheurs dont il sera question par la suite. Ces lignes découvrent dans l’ailleurs ce qui manque dans l’espace d’existence du « je » : la possibilité de connaître la continuité du temps qui est une continuité d’un Moi non morcelé : « C’est sous le ciel du Nord que j’ai découvert que les jours peuvent nous quitter avec douceur. Sans trahison. Car c’est un abandon que cette disparition brutale du jour à Alger, comme à Skikda, ma ville natale – une mort atroce, sanglante, en tenue de gala, celle du torero, dans le scintillement des vagues » (p. 7). En d’autres termes, la poésie récupère l’objet de la perte qui nécessite l’acte d’écrire. Celui-ci n’exprime donc plus la quête de l’objet perdu mais un questionnement qui peut trouver sa réponse dans le récit historique livré par l’auteure. Par ailleurs, la poésie est le lieu du retour du fondateur incarné par le palmier :

 

Je suis un palmier, et quel palmier ! Le plus élégant, le plus délicat des palmiers-dattiers. Celui de la Déglet-Nour, la datte algérienne. Mon feuillage est léger, mon tronc mince et élancé. Mon fruit a une chaire brune et pulpeuse, succulente comme un gâteau de miel. Sa peau est fine et transparente comme l’ambre la plus pure. « Doigt de lumière » l’ont nommée les peuples du désert que je nourris depuis des millénaires, de l’Euphrate à l’Atlantique. (p. 9)

 

On le voit bien ici : le palmier est le signe du Beau, de l’esthétique qui abreuve les sens de celui qui regarde. Celui-ci peut ainsi connaître l’extase et dispose, dans un monde où l’individu s’accorde à son environnement, d’un récit contre-politique.

 

Le paradis des fantômes

 

La politique est très présente dans l’ouvrage. Elle incarne le côté sombre du monde. Bien qu’elle fasse usage des mêmes signifiants que le récit poétique, ces derniers ne partagent pas les mêmes signifiés dans les deux cas comme l’indique la double représentation du « paradis » : « [Le désert] a développé ses racines en fleuves, en rivières des temps anciens à l’époque où le Sahara était vert, un paradis sur terre et non celui pour lequel nos enfants veulent maintenant mourir » (p. 15). Le désert représente ici la figure paternelle, à laquelle se joint l’Algérie comme figure maternelle, qui sera déchue par les enfants. Néanmoins, dans ce récit et contrairement au Muezzin aux yeux bleus, la figure paternelle est loin de dominer. C’est la figure maternelle qui prend le dessus comme si Fadéla M’Rabet avait envie de nous montrer comment la fille d’Alger s’est éloignée de la voie tracée par sa mère. Le corps féminin est la preuve de cette trahison. Voilé, caché, il est un corps interdit à la représentation : « Elles portent des vêtements qui ne semblent pas choisis, mais subis. Des effets non pour embellir mais pour escamoter, cacher leur féminité, pour l’ensevelir, la détruire. “Excusez-nous d’être là, semblent-elles dire. […]” » (p. 29). Le corps est dans l’effacement, dans le refus de la différence : « Quand parfois leur voile découvre leur visage, je vois des yeux qui sont de véritables meurtrières, une hostilité toujours prête à se défouler sur l’occidentalisée, l’étrangère. Elles nous méprisent et nous détestent. » (p. 25). Nous avons presque envie de dire que l’uniformisation de la tenue vestimentaire masculine ou féminine, dans les pays marqués par les violences islamistes, est un acte qui remplace la sensualité entre femmes dans les espaces féminins par une homosexualité symbolique inavouable mais qui trouve un terrain d’expression dans l’amour du même « frère » ou de la même « sœur ». Nous rappellerons à cet effet Odon Vallet qui explique comment la terminologie religieuse désignant tout le monde par « frère » et « sœur » n’est qu’une manière d’encadrer les tensions et les tendances homosexuelles dans la société. En effet, Fadéla M’Rabet se souvient des « femmes du premier cercle » qui incarnent toutes la figure maternelle. Le voile était chez elle un objet culturel, et non politique, qui coïncide avec la recherche du Beau, du plaisir et du désir de l’autre :

 

Elles portaient le voile avec autant d’aisance que les grandes bourgeoises occidentales leurs fourrures. Sans honte d’elles-mêmes et sans l’ostentation des arrivistes. Elles marchaient sans baisser la tête. Elles étaient fières et altières parce qu’elles représentaient plus qu’elles-mêmes. Elles étaient l’Algérie, leur famille. Leur voile était l’emblème de leur région. Il était noir à Constantine, blanc à Alger. Il était un symbole de résistance et d’unité, en attendant la libération et la renaissance. (p. 29)

 

Ces femmes ne sont en rien une négation de la vie. Elles offrent leurs corps à la représentation par les hommes et tendent à posséder le monde dans toute sa durée : « Djedda représentait le passé et assurait abondamment l’avenir » (p. 17).

Les femmes ne sont pas les seules à avoir été dévoyées du destin qui aurait dû être le leur. C’est toute la jeunesse algérienne qui apparaît victime de la nouvelle représentation du monde et surtout une forme de personnalisation létale de l’individu imposées par l’institution étatique fermée à la vie : « Dans les campus comme dans la rue, c’est le même spectacle douloureux d’une jeunesse saccagée et sans espoir. Comme les pères, comme les mères, hommes et femmes semblent résignés. […] Il y a une telle gravité sur leur visage que, petit à petit, je prends conscience que cette tension, qui demande une telle dépense d’énergie, est voulue pour les détourner des imposteurs qui ravagent leur vie et leur pays » (p. 30-34). L’Etat est ici la figure du père fondateur qui trouve son contre-projet dans la figure paternelle du Muezzin aux yeux bleus. Le père politique maintient le clan fraternel par la mise en place d’un récit historique, pour ne pas dire familial, faussé et par la création de nouveaux tabous qui, loin de protéger la vie du groupe, perpétuent l’asphyxiante domination du gouvernant : « Changer, ce n’est pas trahir, c’est mettre en péril le statut de l’homme, la dictature d’une oligarchie. Leur salut vient de notre soumission aveugle à leurs codes – une soumission jusqu’à la mutilation, jusqu’à la barbarie » (p. 35).

 

La femme, un être volontaire

 

            Fadéla M’Rabet est une féministe algérienne de la première heure. Après l’indépendance de l’Algérie, elle présentait une émission radiophonique où la liberté de ton était totale. Les femmes se sont saisies de cet espace pour exprimer leurs frustrations et leur déception, notamment après avoir vu comme la société avait bridé leur sexualité. Celles qui ont participé activement à l’indépendance de l’Algérie se retrouvent condamnées à une vie qu’elles n’ont pas choisie. Leur réaction est alors radicale. Elles rejettent cette patrie qui les a trahies, et de quelle manière !

 

Cette vague de suicides, explique le docteur B., a commencé un an après l’indépendance. J’ai consulté les registres : il y a très peu de cas en 1962. Mais à partir de la mi-juillet, les entrées se multiplient. Comme s’il y avait eu chez bien des filles, à la libération, une attente, une extraordinaire espérance, la certitude d’un renouveau. Mais personne n’y a répondu, rien n’a changé. Trompées, elles abandonnent la patrie et se vengent de cette façon. Si l’on s’obstine à ne rien voir, à ne rien faire, elles continueront, et le nombre de suicides augmentera. (p. 76)

 

Dans Algérie. Un théâtre de revenants, Fadéla M’Rabet continue donc sur sa lancée et défend la cause des femmes. Lucide, elle refuse néanmoins la mythification de la femme qu’elle met au même niveau que les hommes. Cela permet donc de désenclaver ce récit au-dehors d’un espace de réception exclusivement féminin, pour toucher le récepteur masculin qui se retrouve derrière le visage de la femme. Fadéla M’Rabet refuse une représentation poétique de la figure de la femme. Pour elle, « [leur]“douceur” est un mythe. Comme toutes les qualités “naturelles” qu’on leur prête. Les femmes ne sont ni pires ni meilleures que les hommes, elles sont à la fois ce que le milieu fait d’elles et ce qu’elles acceptent qu’il fasse d’elles » (p. 91). Le refus de mythifier la femme est donc, avant tout, un refus de la cantonner dans des valeurs « naturelles ». La femme, comme l’homme, est un être volontaire. Pour preuve, Fadéla M’Rabet cite l’ancien premier ministre israélien : Tzipi Livni. Celle-ci avait approuvé et défendu la guerre contre Gaza dans le seul objectif de monter dans les sondages et de gagner des élections. Tzipi Livni est la meilleure représentation de l’écart qu’il peut y avoir entre la représentation mythifiante de la femme comme être naturel et sa représentation comme être volontaire. Conscient de cet écart, le premier ministre lui-même s’est servi de la première condition comme masque pour tromper le monde : « Un guerrier en tenue de tankiste, un para en tenue léopard, c’est clair – ce sont des tueurs. Cette femme, pas laide, élégante avec tous les attributs de la féminité, collier et boucles d’oreilles d’un grand styliste, menace, après avoir consenti à la destruction d’un pays, au massacre de centaines d’hommes, femmes, enfants confondus… » (p. 92). 

            D’autres thèmes émergent d’Alger. Théâtre de revenants. L’auteure dénonce la ghettoïsation des étrangers et de leurs descendants en France. Elle se libère aussi du regard français sur l’Histoire de son pays qui interdit la liberté de ton aux intellectuels algériens, contraints à slalomer entre le racisme des uns et le paternalisme des autres. Dans son dernier récit, Fadéla M’Rabet témoigne sur l’évolution de l’Histoire, particulièrement algérienne. Elle lègue aux jeunes générations l’histoire de leur fondation, une histoire très différente de celle qu’ils apprennent dans des espaces institutionnels comme l’école. Elle nous conte aussi ses rêves d’une Algérie meilleure, plus belle, où la politique n’interdira pas la poésie, d’une « Algérie qui fait plus de promenades à la campagne que de visites aux cimetières. » (p. 106)



  Fadéla M’Rabet, Alger. Un théâtre de revenants, Paris, Riveneuve éditions, 2009.

  Odon Vallet, Qu’est-ce qu’une religion. Héritages et croyances dans les traditions monothéistes, Paris, Albin Michel, coll. Spiritualités, 1999.

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13 avril 2010 2 13 /04 /avril /2010 21:29

  L’odyssée d’un “Homme hybride... 

        Par  Marie-Noëlle RECOQUE

9782843373244


 

A Orly, dans la salle d’embarquement pour Alger, le narrateur observe avec une certaine distance les familles maghrébines qui l’entourent. Dans l’avion, à travers le hublot, il contemple les paysages du pays qui est le sien : la France. Arrivé à destination, il frémit à l’idée d’être mal accueilli à la douane. Tout se passe bien. Le voilà dans « un monde fait d’hommes laborieux, de femmes soumises, un monde fait d’âmes fortes et de faiblesses courageuses, le monde de ses ancêtres. … »

 

Ce retour aux origines prend la tournure d’un voyage initiatique effectué dans une atmosphère étrange. Ainsi, en pleine rue, le narrateur est pris en amitié par un jeune violoniste surnommé Mozart, qui l’accueille dans sa maison. Notre héros, découvre peu à peu le pays qui fut celui de ses parents autrefois, avec ses richesses, ses meurtrissures et ses drames. Mozart se confie : il est l’enfant de la violence, celle du viol commis par un soldat français sur sa mère, une jeune fille touareg que son père refusa de tuer pour effacer la souillure, et dont le grand-père était mort en 14, au Chemin des Dames. Il raconte aussi le départ des hommes de la famille pour la France. Esclaves modernes des chaînes de montage dans les usines d’automobiles, ils vécurent loin des leurs, une vie d’exil et de frustration :

 

    Ses oncles et son aïeul changeaient physiquement d’une année sur l’autre. Ils avaient l’air de se voûter à mesure qu’ils perdaient leur entrain, et la joie d’être rentrés chez eux laissait place à de longs moments de silence et de prostration. Qu’avaient-ils découvert là-haut, dans ce pays de froid ? Etaient-ils pressés de repartir loin des leurs ? Ces grands caravaniers avaient-ils donc perdu le chemin pourtant tracé par les étoiles bienveillantes qui les  avaient si souvent ramenés à bon port ? Avaient-ils perdu leur orient ?

 

Douleurs encore vives! Le narrateur souffre aussi, d’un amour perdu à jamais ; c’est sans doute la raison de sa fuite soudaine vers un ailleurs qui l’appelle secrètement. Les deux hommes communient dans la compassion qu’ils ressentent l’un pour l’autre, au-delà de leur altérité. Le voyageur se retourne sur son passé de Français bon teint, forgé par la volonté d’un père immigré algérien amoureux de Voltaire et de Balzac. Il se souvient de la stratégie déployée dans l’enfance pour plaire à sa famille, tout en ne faisant pas figure de traître aux yeux des enfants arabes du quartier. Pas question de s’acoquiner ouvertement avec les Gaulois, quitte à devoir prouver sa loyauté envers les congénères par une participation active à quelques expéditions douteuses. Un enfant placé devant un dilemme que les adultes, eux-mêmes, parvenaient mal à transcender: fallait-il résister ou s’intégrer?

 

   Mon principal souci était de ne pas me faire repérer par l’un ou l’autre camp. J’étais un agent double. Mais voilà, que choisir ? La résistance ou la collaboration ? Devais-je être fellaga ou harki ?

 

Parvenu à l’âge adulte, il se croit finalement oublieux de ses origines. Son séjour en Algérie le révèlera à lui-même ; il sait maintenant qu’il peut se réclamer de toutes les cultures, de toutes les histoires qui ont fait de lui ce qu’il est : un homme parmi les hommes. Par petites touches, et dans une langue légère, parfois évanescente, l’auteur tisse un patchwork narratif fait de rencontres, d’expériences, de réflexions, d’anecdotes signifiantes et d’interrogations.

 

       Que suis-je venu faire dans ce désert qui ne saura jamais me raconter autre chose que sa dernière tempête ? Ils le disent tous ici : le vent des sables emporte même les souvenirs. Rien, je ne trouverai rien sur mes ancêtres, si ce n’est ce que la légende raconte depuis toujours. Ils ont débarqué d’un bateau échoué, chargé d’étoffes et d’épices, l’étrave muée en soc corrodé pour tenter de dompter une glèbe ignée, pleine d’imprécations et de cailloux stériles.

 

L’atmosphère dans laquelle baigne le récit est parfois irréelle, comme dans un conte. Cependant les thèmes développés sont de notre temps : méditation sur l’immigration, les racines, les séquelles de l’histoire, l’identité, la mémoire… Ce roman nous parle.

 

 Nor Eddine Boudjedia, Little Big Bougnoule, Paris, Editions Anne Carrière, 2005, p133.

 Ibid. p.38.

 Ibid. p.60.

 Ibid. p93.

 Ibid. p.136.

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13 avril 2010 2 13 /04 /avril /2010 21:27

Edouard GLISSANT, le penseur du Tout-Monde

Par Marie-Noëlle RECOQUE

 

 

 

 


De l’Antillanité au Tout-Monde

 

Poète martiniquais, dramaturge, essayiste et romancier, Edouard Glissant est aussi un philosophe, un penseur qui fait de l’écriture et de la réflexion un métier. Pour lui, le rôle de l’écrivain étant de « fouiller par-dessous l’apparence des choses pour tenter de dégager des lignes de force » , il lui faut « mettre en relation les lieux, les cultures, les imaginaires du monde. » D’abord chantre de l’Antillanité, il a milité pour un « enracinement fondamental dans les réalités du pays antillais ». Dans cette perspective, il s’est penché sur les phénomènes de créolisation linguistique, culturelle… qu’il a analysés et dont il a rendu compte, en 1981, dans Le Discours antillais . Par la suite, opposé à toute idée ayant pour corollaire un impératif de repli sur soi, d’enfermement, il en est venu à proposer un concept censé pouvoir révolutionner les mentalités des Antillais tout autant que celles des autres peuples : le Tout-Monde.

 

En finir avec le « ghetto identitaire »

 

Edouard Glissant part d’une constatation : une grande partie du monde est travaillée en profondeur par un puissant phénomène de créolisation. En effet, les peuples s’opposent, se rencontrent, se brassent... Les Antillais, comme tous les peuples ayant une culture composite et métissée sont en mesure d’apporter un point de vue appréciable quant au processus de créolisation (métissage ayant conscience de lui-même), ainsi qu’une contribution non négligeable au débat d’idées qui s’instaure afin de résoudre certains problèmes se posant à l’échelle planétaire. En assumant le rôle que leur histoire, souvent douloureuse, les a mis en mesure de jouer, les Antillais vont trouver enfin une vraie chance d’affirmer leur identité et trouver un équilibre. Mais au préalable, ils doivent faire l’effort de ne plus tenir le discours autodestructeur qui les enferme dans le « ghetto identitaire » de  l’identité à racine unique  et s’ouvrir sans réticence à la notion d’une  identité-rhizome  à racines multiples, plus conforme à leur formation en tant que peuples.

 

  L’identité « racine-unique » est une émanation des cultures occidentales qui nous l’ont inculquée mais dans aucune autre culture, on ne voit cette théorie centrale d’une identité « racine-unique ». C’est en fonction de cette théorie que nous avons mené les luttes de décolonisation et c’est pourquoi, elles ont souvent été ratées. Il faut, aujourd’hui, lui substituer une poétique de l’identité- relation.

 

 Pour Glissant, les Antillais doivent maintenant se définir de façon positive et intérioriser le fait que la multiplicité de leurs racines constitue une chance, un tremplin vers une excellente compréhension d’eux-mêmes et des autres. Ils doivent en finir avec l’illusion qu’ils peuvent se suffire à eux-mêmes. Si l’affirmation de leur identité est primordiale, ils ne doivent pas oublier que cette affirmation pour être viable doit tenir compte des données de leur relation avec les autres afin de marquer de leur empreinte cette relation qu’il leur faut renoncer à subir.


 Pour une  poétique de la relation 

 

Ce qui fait l’intérêt des idées de Glissant, c’est que toute la démarche mentale préconisée au bénéfice de ses compatriotes peut être adoptée avec profit par le reste de l’humanité. Edouard Glissant attire notre attention sur la complexité du Chaos-Monde avec son « extraordinaire enchevêtrement des cultures aux conséquences imprévisibles ».

 

 Il faut que nous prenions conscience de cette complexité, que nous l’approchions non pas avec les certitudes du concept mais avec les plaisirs de l’imaginaire. Le chaos-Monde ne peut pas être mis en équation mais il peut être mis en circularité ; notre rôle est d’en trouver les invariants pour les apprivoiser. Ce chaos monde est beau et vaut la peine d’être, non pas exploré mais fréquenté.  

 

S’il prône le rejet des pensées de système, il conseille vivement de ne pas faire l’impasse sur les philosophies et nous invite à la réflexion. Pour lui, c’est évident, tous les peuples doivent repenser leur rapport au monde en l’articulant autour d’une poétique de la relation, autrement dit une nouvelle façon d’appréhender et d’imaginer le monde. Ainsi, la reconnaissance d’une identité à racines-rhizomes (racines allant à la rencontre les unes des autres) peut changer positivement la mentalité des peuples antillais en particulier et des autres peuples en général, qui gagneront à prendre conscience des nécessités de l’interdépendance et à se sentir tous à l’aise dans leur identité respective, identité affirmée mais ouverte à celle des autres.

 

Une réflexion à l’usage du monde

 

Edouard Glissant nous le rappelle, même un « petit » peuple dépourvu de pouvoir économique voire politique, peut apporter sa contribution intellectuelle et proposer des pistes permettant d’appréhender certains problèmes mondiauxEdouard Glissant ne s’en tient pas aux déclarations d’intentions et il offre par le truchement de ses écrits une contribution à la réflexion concernant les rapports entre les peuples et le brassage des cultures ; en.témoignent, notamment, son roman  Tout-Monde et ses essais, Poétique de la Relation , Introduction à une poétique du divers Traité du Tout-Monde  et, plus près de nous, Philosophie de la Relation. Sa réflexion trouve un écho aux Etats-Unis, même si son concept de créolisation est diamétralement opposé aux idées afrocentristes et communautaristes bien implantées dans le pays. Il est Docteur Honoris Causa de l’Université de New York , où il enseigne, ainsi que de l’Université des West Indies. En France, des articles et entretiens lui sont consacrés dans la presse et il gagne peu à peu en audience. Quant à l’intelligentsia internationale, elle est réceptive aux idées de Glissant et reconnaît la valeur de son œuvre puisque, sauf erreur, il n’a été devancé que d’une voix en faveur de Derek Walcott, lors de l’attribution du Prix Nobel de Littérature en 1992.

 

Toutes les citations d’Edouard Glissant sont extraites de propos recueillis par Marie-Noëlle Recoque et Lydie Choucoutou  ( Guadeloupe, 18/12/1993) .

Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1981.

Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1993.

Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990 .

Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996 .

Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997.

Philosophie de la Relation, Paris, Gallimard, 2009.

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13 avril 2010 2 13 /04 /avril /2010 21:18

« Nourrir sa douleur ne rime à rien, seul compte l’échange »

Propos recueillis par Marie-Noëlle RECOQUE

 

 

 « Le 23 mars dernier, il se serait jeté de dessus la dunette à la mer, 14 femmes noires toutes ensemble et dans le même temps, par un seul mouvement… » (Extrait du  journal de bord de Louis Mosnier, capitaine du bateau négrier Le Soleil)

 

 

 

 


Dans son roman  Fabienne Kanor prête sa voix, par delà les siècles, à ces Africaines déportées sur un bateau négrier, qui un jour de 1793 se précipitèrent dans l’océan. « Tout est parti de cela, nous dit-elle, d’un désir de troc. Echanger le discours technique contre de la parole. La langue de bois des marins contre le cri des captifs ». Fabienne Kanor rend la parole à ces femmes dont elle se sent l’héritière.

 

Marie-Noëlle RECOQUE: Les observateurs ont retenu la modernité du thème de votre premier roman « D’eaux douces ». Pour le second vous avez choisi de revisiter celui de la traite. Pourquoi ?

 

 

Fabienne KANOR : C’est en visitant une exposition consacrée aux rébellions d’esclaves (dans la maison des esclaves à Gorée) que ce thème s’est imposé à moi. En fait, une phrase a retenu mon attention : « Il se serait jeté de dessus la dunette quatorze femmes toutes ensemble dans un même mouvement ». Cette « anecdote » m’a profondément bouleversée. Par quel mystère des femmes, qui pour certaines n’avaient jamais pris la mer et qui peut-être ne se connaissaient pas, avaient-elles pris le parti de sauter, de préférer la mort plutôt que l’esclavage ? De fil en fil, au gré de mes lectures et de mes nombreuses visites aux archives de Nantes, j’ai pu en apprendre un peu plus. En 1973, un bateau négrier nantais, le Soleil, est parti du quai de Paimboeuf et s’en est allé au Nigéria. Là, il a embarqué 374 esclaves avant de mettre le cap sur Saint-Domingue. Il n’avait pas commencé à voguer que quatorze esclaves ont sauté. Six d’entre elles ont survécu, repêchées par l’équipage. Quelle espèce de femmes furent ces esclaves, qu’ont-elles vécu avant la capture, en quoi croyaient-elles, de quoi rêvaient-elles ? Naturellement, l’histoire se tait. C’est à nous, à moi en tant qu’auteur, d’imaginer, de refabriquer ces destinées. C’est donc parce que je ne m’accommodais pas de ce silence, qu’il ne me suffisait plus de savoir tout ce que l’on nous apprend généralement dans les livres spécialisés dans la traite atlantique que j’ai éprouvé l’urgence à (re)dire, à réinjecter du sens, de l’humanité dans cette grande histoire. La littérature négrière (les quelques témoignages d’esclaves, les essais, les journaux de bord) n’abordent jamais la question de l’intime. Seuls sont évoqués les chiffres, les lieux, les conditions de détention, les traitements infligés aux captifs... Autant d’éléments qui ne nous rendent pas présents ces hommes et femmes, contribuent à faire de cette histoire, quelque chose de passé, de lointain, de presque « démodé ». Aujourd’hui, plus que jamais, nous avons besoin de comprendre cette histoire. Non pas afin de s’y enfermer et de revêtir le costume des éternels damnés de la terre, mais pour mieux porter sur le monde un regard neuf, clair et juste. Alors que de toutes parts, se pose la question de l’identité, de la citoyenneté, du rapport entre Nord et Sud, que la France, après avoir longtemps été amnésique, s’apprête à réinscrire dans son histoire nationale l’histoire de la traite et de la colonisation, aborder une telle thématique me semble aussi bien légitime qu’essentiel.

 

 

M-N.R : Le thème du bateau négrier a déjà été beaucoup développé. Quel travail avez-vous exercé sur la langue et le traitement du sujet pour leur imprimer la marque de votre inspiration personnelle.

 

 

F.K. : Comme je l’ai déjà dit, la littérature négrière est nécessairement une littérature partielle. Une littérature faite de faits, de données, d’éléments techniques. Mais quid de la parole, quid des hommes ? Quelle place accorde-t-on à la vérité quand tout est réalité, objectivité et discours ? En donnant la parole à ces femmes, j’invite le lecteur à écouter autrement cette histoire, à se laisser bercer par la dite, sans pathos ni préjugés, tout ce qui d’ordinaire nous accompagne lorsqu’il s’agit de l’histoire de la traite négrière. Il n’y a ni Noir ni Blanc dans les mémoires que je convoque, il y a tout un panel de couleurs, toute une palette de sensations qui mettent à jour les paradoxes des hommes, esclaves comme maîtres. Je crois beaucoup aux bégaiements, c’est sans doute pour cette raison-là que la langue de mes femmes est faite de silences, d’ellipses et de ruptures. Ce n’est pas vrai que la mémoire fonctionne en appuyant sur un simple bouton, c’est faux de croire que toute cette histoire-là des hommes ne peut se raconter que dans un seul sens, selon que l’on est victime ou bourreau. En fait, dans ces récits « concassés », via ces voix très contrastées, je tente de dégager les nuances. Aucune des femmes que je décris ne ressemble à l’esclave-type, celle qui dans nos imaginaires portent des chaînes, reçoit des coups et considère l’esclavage comme l’épreuve la plus terrible qui soit. Toutes agissent selon des mobiles complexes, toutes vivent un enfermement intérieur : un corps qui se fait trop vieux, une folie douce, l’amour d’un homme, un corps qui rêve d’être grand... Au-delà de leur condition, elles sont des femmes, c’est à dire des hommes comme les autres. Dans le travail exercé sur la langue, j’ai parfois procédé à l’écriture, ou plus exactement, à l’oraliture automatique. En me rendant sur place (j’ai passé quelques jours à Badagri, là d’où est parti le bateau négrier), j’ai moi-même refait un bout du voyage ; cette route des esclaves qui mène de la terre à la mer, où subsistent encore aujourd’hui quelques traces. Sur le chemin jusqu’à la plage, il y a par exemple cet arbre autour duquel les esclaves tournaient, ces pièces à parquer les nègres et où ne passait jamais la lumière, ces « caniveaux » où on jetait les plus malades d’entre eux. C’est donc ce chemin-là que j’ai longé, un magnétophone dans les mains pour capter la dite, récolter tous les mots qui tombaient. Dans le dernier chapitre intitulé « l’Héritière », il y a un extrait de cette expérience orale.

 

M-N.R.: Un de vos personnages pense que l’écrivain doit « faire l’économie de la grande histoire » et  « s’asseoir sur l’historique ». Que veut-il dire ? Partagez-vous ce point de vue ?

 

 

F.K. : Ce personnage, c’est l’héritière, c’est donc un peu moi. Moi qui, faute de « preuves », condamnée à vivre au présent, étais tentée bien des fois de renoncer à mon projet d’écriture. Moi qui, confrontée à l’opinion de certains frères et soeurs – beaucoup sont les Antillais à considérer cette période comme révolue –, doutais de la légitimité de ma démarche, m’interrogeais sur le sens qu’il fallait donner à tout cela. Faire l’économie de la grande histoire... Peut-être, mais que faire lorsque cette histoire vous rattrape, lorsqu’il en reste encore, et où que vous alliez, des séquelles, économiques, démographiques mais surtout psychiatriques. Pourquoi le fait de donner un ordre lorsqu’on vit aux Antilles est-il presque toujours mal perçu ? Pourquoi les Antillais « de France » ont l’impression de n’avoir jamais été respectés dans leur humanité et dans leur histoire ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi... Les questions sont multiples, les maux sont profonds ; je suis quelqu’un de trop honnête, de trop lucide pour accepter de mettre ma mémoire sous le sable. Ce n’est pas pour raconter des histoires que j’écris, mais parce que je suis hantée, parce qu’il est des fantômes qui continuent de me hanter. Cet Humus m’a permis de le comprendre. Pour autant, il ne s’agit pas pour moi de tout déverser. Un livre n’est ni un gueuloir, ni une poubelle, il m’importe de transformer la matière, de « débrutaliser » l’écriture pour être dans le vrai et dans l’art. Ces doutes de l’héritière devaient fatalement transparaître pour introduire dans le récit la distanciation, éviter, encore une fois, le pathos et le cliché.

 

M-N.R.: A la fin, celle que vous appelez l’héritière, autrement dit l’écrivaine, considère les paroles qu’elle a placées dans la bouche de ses personnages comme autant de feuilles tombées de l’arbre de l’oubli autour duquel les Africains tournaient avant de prendre la route de la servitude. Pour vous, la parole jugulée des ancêtres semble bien avoir pour vos contemporains une incidence décisive. Laquelle ? Et comment remédier aux conséquences de ce silence originel ?

 

 

F.K. : Après tant de siècles de silence imposé, de dite interdite, de mots jugulés, il nous faut parler, il nous faut transmettre. L’espace d’expression existe aujourd’hui, nous l’avons conquis à force de batailles, à force de négociations, il nous appartient aujourd’hui de l’investir. Le faire avec art, pudeur mais le faire vraiment. Ne plus attendre que les décisions et les actes soient le fait d’autres, se risquer à parler, tonner, murmurer. Cette parole d’avant, elle doit nous porter haut aujourd’hui, pas nous tirer en bas, nous faire pleurer sur une histoire passée mais nous permettre de façonner notre jodijou , de tailler nos identités métisses. Je crois énormément dans le pouvoir de la lecture à haute voix, de la parole dite à tous et à chacun. Ronger son frein, nourrir sa douleur ne riment à rien, seul compte l’échange, la parole circulée, sublimée, jaillie. Parler pour taire le silence. Y croire parce que comme le dit l’un de mes  personnages : « l’homme est parole, le silence ne dure pas ».

 

Humus de Fabienne KANOR, Paris, Gallimard, Collection Continents noirs, 2006 ;

Jodijou : mot créole signifiant « aujourd’hui ». Façonner notre jodijou : façonner notre présent.

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14 mars 2010 7 14 /03 /mars /2010 22:49

L’irrésistible désir de dévoiler une fiction

Par Victoria Famin

 

 

Rolin_journal_amoureux.jpgDès sa première nouvelle, Repas de famille, parue en 1932 dans la revue bruxelloise Le Flambeau, Dominique Rolin décide de construire son œuvre littéraire sous le signe de l’autofiction. L’auteur belge, fortement marquée par les liens étroits et souvent conflictuels qui la rapprochent de sa famille, ne cesse de se mettre elle-même en scène, devenant ainsi la narratrice et la protagoniste de ses romans. Son écriture n’a pourtant rien de la banale exhibition narcissique. Au contraire, dans ses textes elle met en place un dispositif complexe de codification des références qui concernent les personnages et les lieux importants de sa vie. Les initiales des noms propres lui permettent souvent d’évoquer les différents membres de sa famille et les villes qu’elle a parcourues entre la France et la Belgique natale.

Parmi les figures qui défilent dans l’œuvre de Dominique Rolin, Jim occupe une place centrale. Jeune homme que la narratrice aurait rencontré après la mort de son mari, il incarne la figure de l’amant, du compagnon passionné et du complice. Alors que la plupart des personnages cités dans l’œuvre de cette auteur belge peuvent être identifiés, après une opération plus ou moins simple de décodification, Jim reste énigmatique et ce jusqu’à la parution en 2000 de Journal amoureux. En effet, la publication de ce bref roman chez Gallimard est suivie d’une série d’entretiens dans lesquels Dominique Rolin décide de révéler l’identité de Jim, qui n’est autre que l’écrivain Philippe Sollers.

Journal amoureux est le récit d’un amour passionnel entre la narratrice, toujours très proche de Dominique Rolin, et le jeune écrivain qui n’avait alors que vingt-deux ans.  Ce texte multiple propose au lecteur l’histoire d’un amour codé, semé de nombreux indices qui fonctionnent comme des clins d’œil pour ceux qui tentent de reconstruire les parcours d’écrivains de ces deux amoureux. L’auteur n’y abandonne pas le travail d’introspection qui caractérise l’ensemble de son œuvre, ce qui permet non seulement de retrouver la narratrice de ses romans précédents mais également de lire le rapport qu’il peut y avoir entre l’expérience amoureuse et l’autoanalyse. 

 

 

Journal d’un amour codé

 

Le Journal amoureux est inauguré par la rencontre de la narratrice avec Jim, lors d’un déjeuner organisé par un éditeur parisien. C’est à cette occasion que la narratrice fait la connaissance du jeune écrivain et ainsi commence la relation passionnelle qui les lie. Bien que ce personnage soit déjà évoqué dans des textes antérieurs, ce roman retrace l’évolution du couple et met en relief les aspects les plus complexes de leurs rapports.

La différence d’âge dans le couple, elle a quarante-cinq ans alors que lui n’en a que vingt-deux, n’est pas l’inconvénient majeur dans cette liaison amoureuse. C’est la liberté insolente du personnage masculin qui attire inéluctablement la narratrice, tout en entraînant des souffrances profondes :

 

Je suis naïve au point de ne pas y voir très clair dans ce problème, je suis bornée de naissance et par éducation. La jalousie me ronge, et je souffre mille morts. Jim est un dieu de la liberté, donc du libertinage. Les deux mots se confondent. Il est avide. Il est gourmand. Il se conduit comme une sorte d’elfe au sang joyeux. Rien ne l’arrête. Je l’interroge. Il a le génie du silence. Je pleure, je tremble, j’essaie de le coincer. Je ne saurai rien, rien, il restera le maître du jeu[1].

 

Ces allusions à une liberté sexuelle et à une joie de vivre exacerbées rappellent pour le lecteur attentif le premier roman de Philippe Sollers, Une curieuse solitude, publié en 1958 aux éditions du Seuil, dans lequel il raconte les aventures amoureuses d’un jeune garçon avec une domestique espagnole. Mais la narratrice de Journal amoureux voit dans ce comportement une source d’angoisse et de jalousie qui vont marquer l’histoire du couple.

Les amants vont ainsi vivre leur passion en parallèle avec leur travail d’écriture, qui est évoqué comme un fil conducteur dans le roman :

 

Ce matin il pleut à verse. Dans la chambre aux trois fenêtres, Jim et moi travaillerons en nous tournant le dos, chacun rivé à sa table, à son paysage.

J’écris sans lever la tête.

Jim se lève, va dans la salle de bains. Jim vient se rasseoir.

J’écris.

Jim tousse, décroise ou croise ses longues jambes, s’allume une cigarette, remue ses papiers, sa chaise grince.

J’écris.

J’entends seulement les frissons de ce léger orchestre dont il est le chef à la fois distrait et fou d’attention.

Plus tard, il murmure sans quitter du regard son cahier : « Je t’aime[2] ». 

 

Journal amoureux n’est pas simplement l’histoire d’amour d’un couple qui défie les conventions sociales. Il s’agit surtout du récit d’une double écriture qui relie la passion amoureuse au travail littéraire. Jim et la narratrice écrivent de synchroniquement deux textes qui semblent être inspirés pas un même sentiment de bonheur et de plénitude. Cette situation rappelle inévitablement le contexte de parution, cinquante ans plus tard, de Journal amoureux  de Dominique Rolin et de Passion fixe de Philippe Sollers, roman publié lui aussi en 2000 chez Gallimard, dans lequel l’écrivain révèle son histoire d’amour avec Dominique Rolin. En effet, cette double publication semble avoir été guidée par la volonté de lever le voile sur cette relation secrète, ce qui permettra de redonner un sens à ce personnage de Jim :

 

Fin septembre 1958, peu après la publication d’Artemis, Paul Flamand, le directeur des Editions du Seuil, invite Dominique Rolin à une réception amicale. Elle y fait la connaissance d’un écrivain de vingt-deux ans dont un premier roman vient de paraître […]. Il s’agit, bien entendu, de Philippe Sollers […]. Une passion, un amour aussi singulier que durable, prend naissance en ce début d’automne. Il a fait l’objet, déjà, de commentaires, d’allusions […]. Dominique Rolin ne cessera pas d’évoquer l’écrivain et l’homme aimé, d’abord à travers un jeu de pronoms personnels (« tu », « il ») et d’une initiale (« T. ») ; ensuite, à partir de L’infini chez soi (1980), en lui donnant le prénom de « Jim » en hommage à James Joyce, dont l’œuvre aura un impact sur l’évolution de Sollers[3].

 

Cette double publication en 2000 pourrait être vue comme le fruit du hasard, qui aurait obligé les écrivains à avouer une réalité longtemps dissimulée. Or, il s’agit d’un projet concerté ou, au moins accordé entre les deux auteurs :

 

 

J’avais dit à Jim : « Je veux écrire notre histoire. » Il a été tout de suite d’accord, et c’est lui qui a trouvé le titre, Journal amoureux. Cela m’engageait dans une voie beaucoup plus réaliste, parce que, jusqu’ici, il  était déjà très présent dans mes livres, mais d’une façon plus nuageuse[4].

 

Malgré son « engagement dans une voie plus réaliste », Dominique Rolin ne cesse de pratiquer l’autoanalyse à sa façon, ce qui rend sa narratrice multiple et insaisissable à la fois.

Construction et dilution de soi par la littérature

 

Femme amoureuse et écrivain, Dominique Rolin nous fait retrouver la protagoniste d’une grande partie de son œuvre. Profondément nourrie par la biographie de l’auteur, la narratrice du journal nous rappelle les doutes et les souffrances qui la torturent depuis son enfance. Ainsi, encore une fois les parents disparus et les morts de sa famille la hantent à nouveau, cette fois-ci, pour lui reprocher de ne pas avoir prolongé le deuil de son mari :

 

 

Pas assez souffert, on ne le répétera jamais assez.

Chacun y va de son grognement :

Tu ne nous as jamais vraiment fait confiance.

Tu as simulé les chagrins, transformés par toi en mascarade.

Tu t’es fichue de nous.

Après la mort de Martin, tu ne t’es pas occupée de l’avenir de ses sculptures.

Tu n’as rien fait pour soutenir Ma-Ta quand elle a perdu sa petite Florence[5].

 

Ces morts qui prennent la parole confirment la possibilité de voir chez la narratrice un double de Dominique Rolin. Martin évoque son mari Bernard, mort d’un cancer, Ma-Ta est le pseudonyme de la fille de l’auteur. Mais ces souvenirs familiaux donnent également lieu à des processus qui éloignent la narratrice du registre réaliste. L’introspection génère une  métamorphose qui reflète les complexes d’enfance de cette figure féminine :

 

 

Voilà que bondit hors de sa nacelle de mousseline un monstre poilu de la taille d’un adulte, genre gorille des savanes africaines. […] Le gorille en question n’est autre que moi. Je suis le désastreur des sacrés principes. J’ai désastré, je désastre, je désastrerai[6].

 

Dans l’œuvre de cet auteur, la figure du monstre fonctionne comme le double de la narratrice, rappelant les propos du père concernant la « laideur de Dominique ». Ces moments douloureux de l’enfance accompagnent la narratrice toujours sous le signe du double qui la recrée, qui la rend aussi irréelle que ses fantômes et ses hallucinations. Dans Journal amoureux, ce processus d’autoanalyse fictionnalise non seulement la figure de la narratrice mais également celle de Jim :

 

 

Découverte de taille : nous ne sommes pas simplement deux individualités en marche, mais quatre. Jim est flanqué sur sa gauche par son enfance. Et moi je suis flanquée sur ma droite par la mienne. Intéressant quadrige évoquant ce que nous étions, ce que nous sommes, ce que nous serons pour quelques siècles encore[7].

 

Ainsi, paradoxalement l’auto-analyse conduit le lecteur du réalisme des références vers un monde de fiction, où le couple évolue au-delà du contexte avéré de cette liaison amoureuse. Comme l’affirme la narratrice : « la vie est une immense œuvre théâtrale[8] » et elle est fondée sur l’écriture littéraire qui remplit la vie de la protagoniste. La vie du couple du Journal amoureux est faite de cette écriture qui devient la seule possibilité de réalisation pour la narratrice :

 

Nous sommes au cœur de la question. Vous estimez scandaleux le fait que Jim et moi, amoureux bien joyeux s’il en est, osent le privilège de se réaliser grâce aux mots, l’écriture aux mille tours, l’écriture aux mille sortilèges[9]. 

 

Les amoureux de ce Journal proposent ainsi au lecteur un double dévoilement : dans un premier moment l’identité de ces amants est exposée au grand jour, le nom de Philippe Sollers n’est plus un secret. Dans un deuxième moment, le roman dévoile ce que les textes précédents de cet auteur laissaient deviner : malgré les constantes tentations de transposer les différents personnages au cadre biographique de l’auteur belge, il n’est en réalité question que de littérature, de fiction qui joue avec les attentes du lecteur. La grande révélation de ce texte concerne principalement le caractère fictionnel de l’écriture de Dominique Rolin.



[1] Dominique Rolin. Journal amoureux, Paris, Gallimard, 2000, p. 39.

[2] Ibidem, p. 80.

[3] Franz De Haes Les pas de la voyageuse : Dominique Rolin, Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, 2008, p. 68-69.

[4] Dominique Rolin. Plaisirs : entretiens avec Patricia Boyer de Latour, Paris, Gallimard, 2002, p. 137.

[5] Dominique Rolin. Journal amoureux, op. cit., p.55.

[6] Ibid., p. 59-60.

[7] Ibid., p. 126.

[8] Ibid., p.35.

[9] Ibid., p.114.

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14 mars 2010 7 14 /03 /mars /2010 22:35
Analyse

 

L'infini chez soi, roman (d'anticipation) d'un corps

Par Camille Bossuet

 

 

Rolin_linfini_chez_soi.jpg« Il faut oser. Percer. Fendre. Toucher mon avant-vie pour cesser enfin d'être le "je" que d'ordinaire on suppose être moi ». Page 9, le projet est lancé et le récit se propulse deux ans avant la naissance de l’auteur, « à Paris, en 1911 », auprès de la jeune vendeuse Esther Cladel. Le roman se construit ensuite sur un va et vient entre le début du siècle, où ce personnage évolue, et 1978, où Dominique Rolin, fille d'Esther Cladel et écrivain, se penche sur l'élaboration du récit. Mais ce présent de l'écriture est plus qu'un simple clin d'œil au lecteur, il constitue le second temps ‑ le second lieu ‑ du récit.

L'infini chez soi peut ainsi se lire comme une expérience de la limite des genres : une "anté-autobiographie" ou les ficelles du roman… La mise en scène de la genèse de l'écriture constitue un topos de l'autobiographie. Mais si, chez l'autobiographe "traditionnel", la présence du narrateur et son discours sur les difficultés de l'écriture témoignent d'une quête d’authenticité, l'enjeu semble tout autre chez Dominique Rolin. L'oscillation de l'un à l'autre bord du temps, très travaillée et très féconde, place le centre de gravité du roman dans un entre-deux, à la jonction des deux récits.

 

 

Je fabule donc je dis la vérité, l'invention comme voie, comme choix

 

Le projet littéraire de Dominique Rolin joue avec le genre autobiographique, tout en en refusant le pacte : il joue à saisir l'inconnaissable, « l'irraconté », à hisser l'invention - le mensonge- au rang de vérité "révélée", éclose. L’écriture semble composer avec les vestiges afin de reconstituer un "corps" absent, à la manière de l'historien qui s’attèle à la fabrication d'une « métaphore de l'absent[1] » (le discours historique s'organise en effet autour d'une perte irrémédiable). Face à la disparition de ses parents et à la méconnaissance de leur « réel », la narratrice-écrivain s'appuie sur quelques éléments, quelques « vestiges » qui ont traversé les années et qui constituent des prises concrètes pour l'élaboration du récit : des objets (christ, pendule, brin de bruyère) ; des mots, des phrases (« foutaises » ; « au nom de l'enfant qui va naître » ; « mon petit chien ») ; des expressions du visage, une gestuelle particulière (« c'est un geste d'invention qu'elle aura jusqu'à la fin de sa vie[2] »). Ici, le souvenir corporel, son authenticité, provoque un glissement, et permet d’accéder au passé : « Je la vois donc en ce jour de 1911 exactement comme si j'avais été son témoin direct[3] ». Mais ces vestiges de réalité, s'ils jalonnent le récit, ne suffisent pas à fonder l’entreprise romanesque : « je n'irai pas vérifier. Je suis lâche. Que le brin de bruyère y soit encore ou n'y soit plus, j'en crèverais, de toute façon[4] ». Ces « indices » sont bientôt dénoncés comme déchets, fruits d'une vanité d'outre-tombe.

 

Provocante et acerbe, la voix du « je » invoque une écriture de la survie :

 

Je ne fais confiance qu'à moi, c'est-à-dire à ma cruauté d'investigation naturelle : tôt ou tard, par voie détournée, elle atteint la vérité (…) vérité que je me bornerai à violer à ma façon, tant pis, ma vie (le reste de ma vie) en dépend[5].

 

L'imaginaire est choisi comme outil de la vérité, mettant à distance l’exactitude biaisée de la preuve :

 

Je n'ai qu'un seul recours : inventer rageusement livre après livre un réel décalé, peut-être vrai, peut-être faux, aucune importance, c'est un règlement de comptes entre moi et moi. Et d'ailleurs, les bords du mensonge invariablement adhèrent à ceux de la vérité[6].

 

Puisque « la réalité n'est que pure invention prémonitoire[7] », Dominique Rolin s’ « enfon[ce] dans la chair d'un roman falsifié, c'est à dire plus vrai que la réalité[8] ». Les techniques d'écriture sont exhibés : « je le fous dans les yeux angoissés de ma petite Esther 1911, ça colle à la perfection [9] ». L’écriture «  à découvert » s’apparente à la fabrication, au bricolage ­ d’un corps.

“Dédouané ” de vérité, le récit n'est pas exempt d'une quête de vraisemblance : l'épisode de la rencontre entre ses parents est repris par deux fois, pour trouver la version la plus satisfaisante, l'auteur jauge son texte, et décide de recommencer : « une chance sur mille que je ne me sois pas trompé, ce n'est donc pas suffisant. Alors voici :..[10] ». Le caractère vraisemblable du récit est soutenu par l'idée d'une présence. La narratrice se place en observatrice et va jusqu'à se fondre dans le décor pour mieux s'immiscer dans le récit : « Vous enjambez ma petite forme tortillée comme si je n'étais qu'une racine (…) la robe d'Esther me passe dessus[11] ».

Mais, au-delà du souci de vraisemblance, cette mise en scène de l’écriture comme reconstitution confère à l’écriture une puissance surnaturelle.

 

Vases communicants

Perméabilité des deux mondes, des deux temps : les deux niveaux du récit fonctionnent en vases communicants et pulvérisent les règles de la chronologie : « Je fabule ? Bravo!(…) Je crée le révolu. (…) Je débaptise le temps pour le remettre à sa place de magister abstrait, c'est tout ce qu'il mérite. L'hiver 1911 plonge dans mon été 1978[12] ».

Jouissance d'une écriture toute puissante, et le texte élude la quête de la vérité par la réminiscence : il s’emploie davantage à la mise en place d'un dialogue, que Dominique Rolin, pour avoir négligé le « réel souverain, incorrigible »" de sa mère en « sa fonction d'épouse et de mère frustrées », se doit de réengager, ou d'établir enfin avec celle qui l'a mise au monde.

Elle tente d'intervenir dans le destin de ses géniteurs, elle interpelle ses futurs parents qui ne l'écoutent pas : « Ah, accepteront-ils enfin de m'écouter, ces deux là en puissance d'engendrement, d'accouplement[13] ? ». En dépit de leur surdité, l’écrivain «  Dominique Rolin » ne doute pas qu’elle exerce un pouvoir par l'écriture, comme celui d'interférer dans les pensées de sa (future) mère : « Non, elle ne pense pas ainsi, la petite Cladel. Moi, sa fille aînée, pense à sa place[14] ». Le pouvoir d'écriture permet d'inverser les lois naturelles, jusqu'à engendrer ses propres parents : « Il faudra que j'accouche de mes géniteurs n'est-ce pas [15] ? ».

Figure tyrannique, grise de puissance d’écriture, la narratrice se voit elle-même entraînée physiquement par cet « imaginaire assoupi de l'année 1911 » : « les yeux éternels de maman me poussent vers la fenêtre[16] ». Le souvenir habite le corps de l'écrivain, et exerce une force physique sur lui. Jusqu'à la violence.

 

Par-delà l'espace ou le temps, le texte devient lieu de fusion entre la mère et la fille. Les passages du "elle" au "je" par le monologue intérieur sont constants. La focalisation interne entraîne le lecteur dans une confusion : la fille-écrivain pénètre le corps du personnage-mère, et lui redonne vie de l'intérieur. Mais à mi-parcours du récit, il n'y a plus de doute : « je fignole ma grossesse en suivant la danse chaloupée d'Esther et Jean[17] », c'est bien de la confusion des corps qu'il s'agit.

L'ambiguïté du texte illustre ainsi l’indivision du temps d'avant la mise au monde. La naissance, qui entérine la séparation des corps, est placée sous le signe de la défaite : « j'évacuerai le corps d'Esther, bien sûr, mais avec les honneurs dus au combattant victorieux qui jouit de l'humiliation imposée à son ennemi[18] ». Après l'accouchement, il faut se résoudre à passer de "Esther" à "maman", jusqu'à créer une nouvelle confusion, d’Esther : « ce nouveau moi qui n'est plus moi[19] » à Dominique : « mais pourquoi donc te dis-je tu ? où suis-je ?[20] ».

Cette séparation des corps est cependant nécessaire, et seul le travail du roman, en proposant une régression artificielle, un retour consenti à la fusion originelle, seul cet imaginaire, validé par l'écriture, permet un véritable détachement jusqu'ici "avorté", inabouti, et décrit ainsi :

 

L'acte de manger, grossir et grandir, n'est rien d'autre, en fait, qu'un déchirant effort pour accomplir l'arrachement inachevé d'avec le corps maternel. On peut assurer que le bas de mon individu s'y trouve encore planté[21].

 

 

Le corps et le temps, une écriture "organique"

 

Le découpage du roman s'affiche en forme d'anatomie. La relation étroite du texte au corps ne cesse de se réaffirmer dans l'écriture.

 

 Le corps, véritable lieu du récit

Le texte est en effet constamment investi par le corps. A deux reprises la narratrice entreprend un autoportrait, qui s'apparente à une dissection du corps interne pour y projeter l'image d'une bibliothèque ou d’un musée. La violence de la confrontation au passé est évoquée dans son rapport au corps : « A travers le réseau des veines et des artères, l'autrefois s'infiltre jusqu'à mon cœur, temple fatal, sexe unique de mon individu qu'il souhaite violer[22] ». Les souvenirs vont jusqu’à la métaphore alimentaire (et digestive) :

 

Luxueuse frugalité des aliments que mes souvenirs (…) car je mâche exclusivement du psychique : bouche hystérisée, œsophage obsessionnel, estomac langagier, intestin moraliste (…) Bonheur de n'être qu'un torrent à fécale embouchure. Pourquoi suis-je en forme de corps ?

 

Témoigner d'une pensée "organique", c'est aussi affirmer que l'ensemble des personnages et des lieux antérieurs, que "l'autre scène" de la fiction en somme, existe et s'abrite, en tout état de cause, derrière le front de la narratrice. Tout le vivant semble fondu dans la matérialité d’un corps. Où est l'âme ?

 

Vaincre le temps, écrire contre la mort

L'obsession de la mort et du thème familial est une constante de l’écriture de Dominique Rolin. Le projet d'écriture fait de l'écrivain un démiurge, maître de la survie des êtres et du temps.

 

Dominique, ma fille future, je te le dis, tu n'as pas le droit d'abandonner. Cela reviendrait à me tuer d'avance. Si tu t'obstines au contraire, tu m'autorises à vivre et à survivre. (…) la survie est la seule réalité de ce monde[23].

 

Cette idée provoque un sentiment de toute-puissance et justifie le recours à un vocabulaire religieux : « je serai la pythie de moi-même[24] »; « je reste le prophète de mes souvenirs[25] » ; jusqu'à proclamer : « car le temps n'existe pas[26] ». Le récit, sous le signe de la férocité, se fait plus âpre. La narratrice-écrivain le sait, et dialogue avec le lecteur : « j'entends gronder l'indignation. Et l'amour, l'amour, l'amour, où fourrez-vous l'amour ?[27] », avant de s'expliquer, sous forme d'excuses : « si je touche à l'amour, aussitôt il se dégrade et pourrit dans les mots [28] ».

Lors d'une dernière scène, la narratrice-auteure reprend "sauvagement" possession du récit, et par-là même de son destin. Elle décide, et le peut ici par la magie de l'imaginaire et de l'écriture, de stopper sa conception : lors de la rencontre des deux géniteurs, « rien n'a lieu ». Elle gagne à rebours la bataille de la naissance évoquée plus haut : « une poignée de main (…) chargée à leur insu d'entériner la gloire de mon néant[29] ». Elle parvient ainsi à vaincre la vie ‑ temps, "différance" de la mort ‑ pour toucher plutôt, à l'infini du néant. Le récit se replie à la façon d’un retour arrière sur images, et l'entreprise romanesque est hantée par la perspective de la mort comme par la nécessité d'un dialogue avec elle.

 

Le dialogue avec la mort

Dominique Rolin écrit-elle pour conjurer la mort ? Le roman se nourrit des angoisses du présent du personnage-écrivain. Dans l’Enragé, le personnage de Breughel a les “ bras remplis de ses tableaux futurs ” et peint contre la mort. Chez D. Rolin l’art reste au centre du rapport à la mort ; jusqu’à souhaiter mourir entre les mots. Mais écrire contre la mort engage une responsabilité vis à vis des mots, eux qui permettent de conserver un corps : « le sourire délicat de maman, sa façon de cligner des yeux et bomber le buste passent par l'alambic de mes mots (donner référence en bas de page». 

D. Rolin revendique une passion de l'écriture et des mots : ceux-ci sont constamment convoqués, mis en scène dans les deux "lieux" ou "temps" du récit, tantôt objets, tantôt personnifiés : le personnage d'Esther Cladel se laisse imprégner de mots nouveaux, interdits, jouissifs ou terrifiants. L'écrivain, à sa table de travail, observe ou interpelle la foule des mots apprivoisés pour l'occasion. Elle y clame son amour, sa "folie" des mots, qui lui fait se demander : "ai-je fais vis à vis des mots tout mon devoir ? Car j'ai charge d'âme[30] ».

Le livre de Rolin se laisse gagner par l’obsession de l’acte d’écrire, penché sur son rapport au temps et au corps. Le temps, personnifié, terrifie, pénètre le corps puis se dissémine dans la ville toute entière.

 

 Entre origine et infini, l'épaisseur du temps

Lorsque la narratrice reprend le contrôle, c'est pour invoquer le temps circulaire : « je commence à voir se dessiner […] la courbe laiteuse de mon infini[31] ». Faire se toucher le début et la fin, dans une continuité, doit se faire d’un seul trait, marquant ainsi l’inséparable alliance vie-mort.

Le récit de la naissance, fondateur en autobiographie, et propre du souvenir fabriqué, fantasmé, apparaît dans ce roman comme une fausse origine. L'image du serpent conviée à la fin du roman évoque le vertige de la généalogie et de l'engendrement, la duperie du concept d'origine. Contre la chronologie, et éloignée de la démarche historicisante, ce récit cherche à créer ou à révéler des passerelles et propose une vision transversale, en épaisseur, du temps. "Oser percer, fendre (…)" : le temps, comme le corps et l’être, forme couches. Le présent serait-il alors au temps ce que la peau est au corps ? Le récit de Dominique Rolin invente une écriture au scalpel. Cette présence "outrée" du corps témoigne d'une écriture sur la défensive, habitée par un refus du psychologique : « surtout pas de sentiments », comme un danger de nostalgie : « Surtout, ma vieille (me dis-je en riant), ne te retourne pas. Evite le film-paysage en cours filant, filant, vertigineux et gratteur : il souhaiterait t'atteindre et t'entraîner, t'anéantir. Il n'y arrivera pas, et je crache dessus[32] ».

 

 Corps-texte, ‑ œuvre-souillure ‑
Le roman lui-même fonctionne selon son propre temps : de 7h à 18h, de l’hiver à l’automne. Et selon son propre espace. Le texte prend vie, à la manière des « organes [qui] recommencent à penser, à écrire[33] ». Si l'écriture est force, elle est aussi déjection. « Le besoin de salir est un stimulant besoin de création. Œuvre-souillure, je me jure de te donner un jour la forme à laquelle tu as droit[34] ». Participant toujours de cette métaphore organique, l'écriture est définitivement donnée comme élément du vivant, comme matière : l'œuvre est semblable à ces corps innombrables enfouis qui fertilisent la terre.

 

“ Œuvre-déjection ” ou écriture "thérapeutique", vouée à soulager, à libérer, qui aide à se séparer. En cela elle n'est plus édifice, création idéalisée, mais amas, accumulation, dépôt des obsessions dont il convient de se séparer pour exister. Forme, mais aussi acte, l'écriture s’affirme comme processus, comme pratique. Ce qui n'est pas sans rappeler l'insistance sur le travail de l'écrivain et son besoin de "dévoiler" (pour mieux mettre à distance ?) un "personnage-humain-écrivain", par la transcription, notamment, des petits détails de la vie quotidienne : boire un verre d'eau, allumer la lumière, aller aux toilettes, tout est fait pour donner corps à l'écrivain. Qu'en est-il alors du corps, du temps du lecteur, de son acte de lecture ?

 

Le roman tente (« il faut, je dois ») d'intégrer sa propre germination, d'englober, de contenir ses propres marges.

     

L'Infini chez soi, récit d'un passé révolu, mais rébellion contre le récit de souvenirs. L'ouvrage se donne plus comme une tentative d'engager le dialogue entre passé et présent, entre morts et vivants. A cette fin, sont convoqués les pouvoirs surnaturels de l'écriture, pour permettre la perméabilité des deux mondes : « créer le révolu » et nier le temps. Mais cette perméabilité affaiblit aussi l'écrivain, sur qui "l'autrefois" exerce une force physique. Le temps, personnifié, l’interpelle au futur, brandissant l'angoisse du vieillissement, la peur de la mort. En stoppant sa propre conception, la narratrice-auteure tente de « gagner [sa] mort », de pouvoir dire : je n'ai jamais existé, je n'ai pas d'origine, le temps est courbe et ne connaît pas d'extrémités, je suis immortelle.

L'infini chez soi ou en soi, c'est ce corps qui abrite tous les temps confondus, microcosme au sein duquel on s'enfonce et par le biais duquel on voyage aussi dans le temps : l'infinitude de l'espace-corps permet d'en traverser les couches. Par une pensée "organique".


[1] M. de Certeau, Histoire et Psychanalyse, entre science et fiction, Gallimard, "Folio histoire", 1987 (rééd.), p.217.

[2] D. Rolin, L’Infini chez soi, Denoël, Paris, 1980. Rééd. Actes Sud, 1996, coll. Babel, p.75.

[3] Ibid. p.150.

[4] Ibid. p.268.

[5] Ibid., p.86-87. 

[6] Ibid., p.177.

[7] Ibid., p.9.

[8] Ibid., p.37.

[9] Ibid., p.74.

[10] Ibid., p.90.

[11] Ibid., p.105.

[12] Ibid., p.155.

[13] Ibid., p.269.

[14] Ibid., p.88.

[15] Ibid., p.155.

[16] Ibid. p.20.

[17] Ibid. p. 155.

[18] Ibid. p.253.

[19] Ibid., p.254.

[20] Ibid., p.255.

[21] Ibid. p.261-262.

[22] Ibid. p.257.

[23] Ibid. p.48.

[24] Ibid. p.9.

[25] Ibid. p.258.

[26] Ibid. p.48.

[27] Ibid. p.208.

[28] Ibid. p.210.

[29] Ibid. p.253.

[30] Ibid. p.214.

[31] Ibid. p.214.

[32] Ibid. p.159.

[33] Ibid. p.181.

[34] Ibid. p.54.

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2 mars 2010 2 02 /03 /mars /2010 21:00

De Bacongo à Château-Rouge : sur les traces des Sapeurs

Par Célia SADAI

 

                         lunivers-sape-15-oct-11-juill-L-1.jpeg

Photographie par Baudouin Mouanda, série S.A.P.E., Congo Brazzaville, 2008 © Baudouin Mouanda

 

 


La Société des Ambianceurs et des Personnes Elegantes (S.A.P.E.)


La Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes (SAPE) est une mode vestimentaire populaire née après les Indépendances du Congo-Brazzaville et du Congo-Kinshasa, dans les années 1960. Le mouvement s’inspire d’un dandysme cosmopolite emprunté à l’aristocratie britannique comme à la noblesse japonaise (Kazoku, « d’ascendance fleurie »). Malgré l’abondance des blogs, forum, et autres tribunes de parole dédiées à la Sape, les Sapeurs ne se sont jamais entendus sur l’origine précise du mouvement. Ainsi, on attribuerait l’invention du concept de SAPE à Christian Loubaki, dit l’« Enfant Mystère », qui aurait, alors qu’il travaillait comme homme à tout faire dans le XVIème arrondissement parisien, observé et imité les habitudes vestimentaires de ses patrons. Si l’origine de la SAPE propose un nouveau récit selon le Sapeur qui la raconte, on observe pourtant un état de tension où celui qui est asservi s’émancipe de sa condition en empruntant les attributs des « maîtres ». D’ailleurs, un autre récit associe la Sape à l’habit du colon : dans tous les cas, le Sapeur semble celui qui revêt le costume de celui qui domine.


Dans les années 1970, les pionniers de la Sape – premiers migrants africains à Paris – diffusent les prémisses de leur art aux deux Congo. « Rentrés au pays » pour les vacances, ces hommes ramènent de Paris une « allure » qui masque pour certains les déceptions de l’immigration. Dans les années 1980, le concept de SAPE s’affirme comme mouvement culturel et esthétique, dans les métropoles européennes et aux deux Congo. Les boutiques de « saperie » ouvrent à Bacongo dans la banlieue de Brazzaville comme dans le quartier de Château-Rouge à Paris (Le Bachelor a même créé sa marque, Connivences) ; des « concours d’élégance » entre sapeurs, organisés au Rex Club, ont révélé au public des Maîtres Sapeurs comme Djo Balard.

 

Malgré sa popularité, la Sape a de nombreux détracteurs, si l’on se fie à l’abondance des commentaires postés sur les blogs dédiés à la Sape, la Sapelogie et la Sapologie. Ainsi des voix s’élèvent contre le mode de vie opulent des Sapeurs qui cultivent peu d’égard pour les « gens du pays » en prise avec la corruption politique, l’analphabétisme, le chômage ou la prégnance du tribalisme. Le Sapeur se décrit en effet comme un Dandy retiré du monde social et politique. Ainsi, dans son article « La Sapologie, une doctrine honteuse des noirs africains », Gervais Mboumba s’indigne quand le premier Ministre congolais Isidore MvoubaRapha Bounzéki. parraine le défilé annuel des Sapeurs sur l’avenue Matsoua à Bacongo – mobilisée pour les parades des Sapeurs ou encore pour les obsèques d’artistes-sapeurs de renommée comme Rapha Bounzéki.


Si le Sapeur ne s’embarasse a priori d’aucune conscience politique, on ne saurait pour autant affranchir le mouvement global de la Sape d’une interprétation socio-culturelle : l’Histoire postcoloniale y laisse aussi ses traces. Mobutu, roi du Zaïre (actuelle R.D.C.), a imposé dès 1972 dans le cadre du mouvement de la Zaïrianisation « l'abacost » - terme forgé sur « à bas le costume » - une doctrine vestimentaire qui, afin d’affranchir le peuple zaïrois de la culture coloniale, interdit le port du costume et de la cravate (considérés comme la marque du mundele ndombe, du « blanc noir), au profit d'un veston d'homme, lui-même appelé « abacost ». Ainsi les jeunes sapeurs kinois pratiquent une Sape japonisante, faisant appel à des créateurs, en rupture avec la référence haute-couture européenne des Brazzavillois.

 

Le « coupé-décalé » : du Boucantier au Faroteur


Parler de la Sape conduit nécessairement à convoquer les deux figures rivales du Sapeur : le Boucantier et le Faroteur. Ainsi, le Congo et la Côte d’Ivoire se disputent le prestige d’un titre : être la patrie africaine des « modeurs-ambianceurs ». A Abidjan, on ne peut séparer les questions d’élégance du récent phénomène du « Coupé-décalé ». Le Coupé-décalé voit le jour sur les pistes de danse des discothèques africaines à Paris. Un groupe d’amis fonde la Jet-Set (Molare, Boro Sanguy, Serge Defalet…) autour du leader Douk Saga qui sort le titre « Sagacité » en 2004. En Nouchi, l'argot ivoirien, « couper » signifie « tricher, arnaquer », et « décaler » signifie « s'enfuir ». Le Coupé-décalé, c’est arnaquer quelqu'un et puis s'enfuir : les paroles font parfois l’apologie de ceux qui recourent à la ruse pour faire fortune. De nombreux DJs reprennent le Coupé-décalé, musique officielle des « ambianceurs » des années 2000, autour de danses fédératrices en Afrique comme chez les Africains d’Europe. On dénombre plus de 150 danses issues du Coupé-décalé dont les pas sont inspirés de l’actualité ou des attitudes – pas de danses qui se déclinent en « concepts ». On recense parmi les plus populaires le « Guantanamo » (qui consiste à mimer le port de menottes), la « grippe aviaire » (on s’agite frénétiquement), le «Drogbacité » (inspiré du footballeur Didier Drogba)…


Les Jet-Setteurs se rassemblent autour des principes qui structurent la Sape (l’exigence du style), mais en repoussent l’indécence : le cigare est obligatoire, alcool et champagne doivent couler à flots, et les chaussures doivent impérativement « claquer » : c’est ainsi que se définit le Boucantier, l’alter ego ivoirien du Sapeur congolais. Le Boucantier, dandy extravagant ou métrosexuel africain, multiplie les signes de visibilité : chevelure peroxydée surmontée d’une crête, accumulation de bijoux, montres et piercings, couleurs très vives et monogrammes apparents (Louis Vuitton, Gucci, Yves Saint Laurent…), sont les atouts nécessaires pour « faire son boucan, farot farot ». Le Boucantier, c’est en effet celui qui « fait le boucan à outrance » en pratiquant notamment le « Travaillement ». Dans le vidéo-clip du titre « Sagacité », Douk Saga promeut la danse, mais aussi les concepts qui accompagnent le Coupé-décalé : « farot farot » (faire le malin), « Boucantier » (homme qui fait parler de soi, qui fait son « boucan »), « Travailler » (jeter des billets de banques). A Abidjan, les Boucantiers de la Jet-Set multiplient les performances, et diffusent le concept de « Travaillement » : l’artiste jette des billets de banque au public, et n’attend pas qu’on lui donne de l’argent … au comble de la frime. Exilée au Texas, Maty Dollar défiera plus tard la Jet Set ivoirienne en lançant le concept de « Travaillement intelligent » (premier album, 2007) : il s’agit de redistribuer l’argent avec intelligence – et d’agir avec bon sens et responsabilité.


Du Sapeur en lutte au Signifyin’ Monkey


Dès l’apparition de la Sape, dans les années 1960, la jeunesse congolaise surnomme cette pratique « la lutte » - évoquant une initiation difficile. Dans les années 1970, des « lutteurs » émigrent à Paris, vitrine de la mode, vivant souvent en clandestins. Revenant de temps en temps au Congo, ils y devenaient… des « Parisiens » ou comme le dit le chanteur Rapha Bounzeki, des « Parisiens refoulés » (chanson qui décrit un sans-papiers en lutte pour connaître la réussite). Ces hommes idéalisent l’image du Sapeur qu’ils admirent dans les défilés, ou plus récemment dans les nombreux films documentaires consacrés à la Sape : La Sapologie I et II, Les archives des allures.... Le goût de la parade pousse les Sapeurs à édifier un monde de totems et de masques. Les Sapeurs portent des noms d’emprunt (Le Bachelor, Niarkos…) et s’autoproclament « archevêque», « grand commandeur » ou « ministre » du Royaume de la Sape. Tout cela ressemble à un jeu d’enfants macabre car « l’allureux » africain lutte aussi pour sa survie. Qu’ils soient Sapeurs ou Boucantiers, c’est en raison des régimes instables (dont des coups d’état ou guerres civiles) que ces hommes sont arrivés en Europe. Là-bas, par instinct de survie et de résistance, la communauté des Sapeurs met en place des stratégies de « sauvetage ». A ce titre, certains perçoivent le « Chiffon » comme une addiction salutaire qui conjure un afro-pessimisme supposément atavique.


Quelque soit la lecture que l’on propose des phénomènes socio-culturels de la Sape au Coupé-Décalé, le but c’est d’être visible et de « faire du boucan » : être vu et entendu, sans doute pour ne pas être oublié. C’est aussi une manière à la fois créative et fantaisiste de s’émanciper d’une condition prosaïque, celle de l’immigration et « l’économie de l’immigré » : ouvriers de chantiers, agents d’entretien… Des métiers de service qui ramènent nécessairement à une servilité qu’on veut gommer – ou adoucir. La Sape et ses pratiques dérivées, c’est un moyen de reprendre le contrôle sur un corps-outil utilisé pour les travaux les plus pénibles. En cela, on peut saisir les Sapeurs comme des Tricksters ou décepteurs. Dans la tradition orale africaine et des diasporas africaines, les contes fondateurs font intervenir le personnage du lièvre rusé, qui parvient à duper les animaux plus puissants. C’est ce que Henry-Louis Gates appelle « signifying » (au sens saussurien), se référant aux africain-américains. Ainsi, toute pratique artistique, du hip-hop au jazz, en passant par le basket-ball, repose sur un effet de « double talk ». Ce qui est montré vise surtout à brouiller les pistes, par stratégie maronne en quelque sorte. Dès lors, il s’agirait de dépasser la lecture du mouvement de la Sape comme le symptôme d’une pathologie héritée de l’Histoire pour y voir un comportement culturel propre aux peuples noirs dans les situations de domination : le singe (monkey) a l’air d’imiter, mais par une ruse subversive, il se réapproprie le monde et lui donne son propre souffle/sens. Ainsi, la popularité des DVD Sapologie I et II viendrait annoncer la naissance d’une pratique culturelle autonome, et mieux encore, d’un logos de la Sape.

 

Pour en savoir plus...

 La "Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes" par Afrique in Visu (2007). Entretien ici

Le jeune photographe originaire du Congo Brazzaville Baudouin Mouanda est un "photographe de la vie". Ses clichés célèbres des Sapeurs ont fait l'objet de plusieurs expositions, et surtout, jouent un rôle important dans la popularisation en Europe de cette figure des marges, le Sapeur. Il est membre du collectif Génération Elili et d'Afrique in Visu.

Portfolio de Baudouin Mouanda : ici 

Blog du Collectif "Génération Elili" : ici 

 

 

 

 

[i]  Site de la marque : http://www.connivences.biz/

                                                                                                                                                                   

[iii] La zaïrianisation est le mouvement politique créé par Mobutu Sese Seko au cours des années 1970, prônant un retour à une « authenticitéafricaine » en supprimant toute référence à l’Occident et à sa domination. Tous les Zaïrois doivent adopter des noms africains ; l'abacost est promulgué et une nouvelle monnaie - le zaïre, remplace le franc congolais. De nombreuses villes sont rebaptisées. Les monuments coloniaux sont retirés, et une vague de nationalisation s’abat sur tous les marchés.


[iv] Henry Louis GATES, The Signifying Monkey: A Theory of African-American Literary Criticism, Oxford University Press, 1988



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