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1 mars 2010 1 01 /03 /mars /2010 21:25

Les tigres de Wajdi Mouawad

                                               par Lama Serhan

 

 

Farcet_les_tigres_wajdi_mouawad.jpgWajdi Mouawad est un homme qui gagnait à être connu. C’est chose faite depuis quelques années. Auteur associé du Festival d’Avignon en 2009, les salles où sont représentées ses pièces ne désemplissent pas.

Rares sont ceux qui sortent de ses spectacles sans éprouver une grande émotion, voire une réponse à leurs démons, un écho à leurs propres angoisses.

Auteur-metteur en scène-comédien, plusieurs casquettes pour un seul homme aux méthodes de travail propres à son pays d’adoption, le Canada. Ce qu’on peut appeler le Work in Progress ou le mouvement créatif. Chaque spectacle donne lieu à un rassemblement, à une réunion de personnes qui participent d’une manière ou d’une autre au montage d’une création. Wajdi Mouawad arrive avec une idée, un début d’histoire, en parle, confronte les idées de chacun, rentre chez lui, revient le lendemain avec ses notes, réitère ce travail jusqu'à la représentation, parfois même au-delà (c’est le cas de Littoral pièce reprise 15 ans après la première création au Théâtre 71 à Malakoff).

 

De cette particularité, Charlotte Farcet, dramaturge qui a notamment travaillé sur deux créations de Wajdi Mouawad Seuls et Ciels, a voulu en faire un livre, Les tigres de Wajdi Mouawad. Ce livre, un portrait-évasion comme le souligne Wajdi Mouawad sur la quatrième de couverture, se déroule autour de figures dont la vie a été traversée par celle de Wajdi Mouawad de manière professionnelle ou pas. Des textes courts aux formes variées (dessins, dialogues, poèmes, récits…) racontent la rencontre, le lien qui ne se rompt pas, l’admiration commune, la croyance en l’art théâtral mais surtout de la nécessité du partage.

Pour les amateurs de Wajdi Mouawad, ce portrait-évasion est un trésor dans lequel ils croisent comédiens, poètes, auteurs, dramaturges, peintres et Wajdi Mouawad lui-même. Il leur permet de mieux cerner les objectifs de travail de cet artiste complet.

 

Le plus frappant est de découvrir, sous la plume des autres, les mots de Wajdi Mouawad. Ils sembleraient être des indices de transmission, ces figures parlant de Wajdi Mouawad ressemblent alors aux spectateurs d’un soir qui sortant des salles s’exclament : «  Il a dit avec des mots ce que je ne suis jamais arrivé à dire ».

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4 février 2010 4 04 /02 /février /2010 00:59

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« La vie ce n’est que des histoires[1] »

Par Virginie Brinker

 

Ken_bugul_mes_hommes_a_moi.jpgDans cet ouvrage, la romancière sénégalaise Ken Bugul livre à la première personne, par un jeu de récits enchâssés, la confidence de la narratrice, Dior, mais aussi l’histoire des habitués qui peuplent le bar « Chez Max », un petit bistrot de quartier du 11e arrondissement de Paris. Ecriture de l’intime et de la confidence, Mes Hommes à moi est un roman à lire comme un dialogue des consciences et des intimités certes, mais au-delà comme une célébration de la littérature comme libération, rencontre et narration, narration de l’essentiel, de soi et des autres.


 

Une écriture de la libération

Le roman se donne à lire comme la confidence libératoire d’une femme qui aborde sans tabou son intimité et ses relations avec les hommes : « Je ne voulais pas m’enfermer dans la position d’une femme qui ne s’était pas regardée dans les yeux, au plus profond d’elle-même[2] ». Ce que cette femme découvre, c’est que les histoires d’amour sont avant tout affaire de domination et de soumission, affaire de pouvoir. Et c’est le cheminement vers cette découverte que le lecteur suit page après page, notamment par le truchement des histoires des personnages du bar, dans lesquelles le pouvoir prend une forme exacerbée : Mme Jourdain qui martyrise son mari silencieux et que celui-ci laisse perpétuellement gagner au jeu, la mère de Max battue par son mari, la frigidité de l’épouse de M. Pierre liée à l’inceste qu’elle a subi… Aussi la quête éperdue de la narratrice, à savoir trouver un homme manipulable comme son frère (tel Bocar[3]) et qu’elle puisse admirer comme son père (tel Mor[4]), paraît vouée à l’échec puisqu’un tel équilibre semble impossible. C’est peut-être en ce sens que l’on peut comprendre la mort de Mor, le jeune homme auquel Dior avait offert un tableau et qui l’avait ignorée : se libérer de ses attentes, cesser de se projeter dans le passé ou même le futur, et accepter de rencontrer l’autre, sans a priori, Gérard ou un autre, dans cet ailleurs de la vie qu’est le bar : « Dans les bars, il y avait comme l’atmosphère d’un ailleurs où je pouvais me réfugier, m’échappant d’une vie où l’instinct grégaire façonnait et canalisait les gens[5]. ». Les systèmes d’échos entre les histoires du bar, les récits enchâssés, opèrent ainsi à distance un dialogue, une rencontre des mémoires, notamment grâce à la musique, au tango, omniprésent dans le roman, vecteur vaporeux, informe et libre du chant des consciences : « ce tango en sourdine laissait planer dans le bar un air de tristesse et de force. Une musique qui rappelait à l’âme ses mouvements, ses sautes d’humeur, dans une atmosphère de mysticisme[6]. »

Par ailleurs, la narratrice se présente dès le début comme une « femme étrangère[7] » en France, de passage, et dont la rencontre avec les autres passe nécessairement par ce prisme : celui d’une femme originaire d’un pays anciennement colonisé, et donc par une nouvelle relation de pouvoir, craignant d’être vue dans le bar « avec tout le poids des préjugés, comme une racoleuse, une michetonneuse. Un genre de prostitution de proximité [8]». Et pourtant, tout dit chez la narratrice la soif de liberté et d’émancipation. Elle est née lors de la grande grève des chemins de fer de 1947 au Sénégal et « à cette époque, durant la période coloniale, personne n’imaginait que les cheminots pouvaient tenir tête aux colons[9] ». Elle ne manque d’ailleurs aucune diatribe contre les anciens colons, et dans les rares moments de dialogue dans le livre (sinon constamment écrit comme un monologue intérieur), sa parole se libère, se délie : « Nous devions faire comme ils disaient, comme ils imposaient. Et à force d’obéir, une sorte d’assimilation dramatique s’était établie qui avait modifié le comportement en perturbant le mental[10]». La colonisation apparaît aussi dans le roman comme une colonisation de l’intime, ce qui lie l’Histoire et l’histoire de la narratrice : « Les sociétés traditionnelles étaient des sociétés matriarcales (…). Ceux qui nous ont colonisés venaient de sociétés patriarcales et ils ont inversé les rôles, ce qui nous a déstabilisés et a changé les rapports de force entre hommes et femmes. Les colonisateurs étaient tous des hommes[11] ». Sa soif de vengeance amoureuse et historique n’ayant pu aboutir par des relations amoureuses, marquées du sceau du pouvoir, aussi insatisfaisantes que douloureuses, c’est une forme d’apaisement qui semble être recherchée à la fin du récit, par une réelle communication (et non une parole à sens unique), dont le dialogue finalement instauré, après plusieurs tentatives d’échappatoires, avec Gérard est peut-être le symbole. Lui aussi vient dans ce bar, comme Dior, « revisiter les lieux de [s]on enfance ».

 

Battre en brèche les lois du genre

Mais ce que le roman « revisite » également, ce sont les poncifs du genre autobiographique et la mystification du moi auquel il semble donner prise. En effet, ce roman, qualifié comme tel dès le paratexte entretient pourtant des liens avec l’autobiographie, comme la dédicace l’indique : « A mon père et à mon frère », sachant que Dior, la narratrice, est obsédée par ces deux hommes, les deux hommes de sa vie[12]. De même, elle partage avec l’auteur certains éléments biographiques : « J’ai expérimenté toutes sortes de multitudes de vies, j’ai été bouddhiste, zen, j’ai voulu devenir juive, j’ai été hippie, j’ai été bourgeoise, j’ai été anarchiste - un peu - et puis je suis retournée dans mon village[13] », confiait l’auteur dans une interview en 2006. Et les déboires de Dior avec les hommes rappellent malicieusement le sens du pseudonyme que l’auteur s’est choisi, « Ken Bugul », « celle dont personne ne veut » en wolof.
D’ailleurs, la narratrice n’acceptera de donner son nom, Dior, qu’à la fin de l’ouvrage (p. 228), à Gérard, l’homme à la veste de cuir de Chez Max, ce qui entretient pendant un long moment un pacte autobiographique de sincérité avec le lecteur, grâce à l’usage du seul pronom « je », même si l’on est censé lire un roman. Or, l’œuvre s’ouvre sur un sentiment de révolte : « Toujours des salamalecs avec moi-même ! / J’en avais marre de jouer ! / Je ne faisais que jouer à perte. / Je faisais mon numéro et j’allais avoir soixante ans. / J’en avais ras le bol[14] ». Le lecteur adopte donc d’emblée une posture de confident et le masque ne tarde pas à tomber : « Je n’ai jamais joui de toute ma vie. / Que les hommes que j’ai connus m’en excusent. / Oui ! Oui ! Oui ! J’ai fait semblant toute ma vie. / J’ai joué à celle qui prenait son pied./ Que dalle ! Nul ! Zéro[15] ». Dès le début, la crudité de la révélation agit comme une secousse et la charge satirique de l’écriture de Ken Bugul[16] se mue en autodérision. L’œuvre se transforme en auto-démystification et le pacte autobiographique qui semblait s’être établi s’en trouve transformé. Loin de toute autobiographie-plaidoyer célébrant l’exceptionnalité d’un moi triomphant, rien ne sera épargné à la narratrice, aucune honte, aucun échec.
Au-delà même, la romancière ne manquera pas de faire apparaître les ficelles des « grands drames » de la vie de son personnage, pourtant souvent anodins pour autrui, cultivant le sentiment ambigu du lecteur entre empathie et distance réflexive. Les tournures emphatiques et les hyperboles (« c’était une histoire qui m’avait enragée[17] », « cette honte, ce fer rouge invisible planté dans mon âme d’enfant », « ce fut pour moi une terrible tragédie », « l’incident fatidique »[18] ) peuvent apparaître aussi bien comme des signes de l’extrême sincérité du personnage, que comme ce qui permet justement d’autocélébrer et mystifier le moi et qui doit, à ce titre, être mis à distance. « Je parlais trop, je faisais tout trop[19] », dit d’ailleurs la narratrice. Le dispositif créé par les récits enchâssés amène en effet le lecteur à percevoir la narratrice comme un simple personnage, au même titre que les autres personnages du bar. Ultime mystification mise à nue : Madame Michèle, cette petite femme soignée que Dior imaginait comme un professeur à la Sorbonne ou une poétesse, confidente idéale des drames de sa vie[20], se révèle être une joueuse invétérée de « Rapido », partageant certains détails de la vie sordide de l’épouse de M. Pierre. Ironie tragique et dévastatrice. Les ficelles du genre et de la mystification sont donc constamment exhibées, comme une ultime libération.

Après avoir libéré son personnage des carcans de la tradition, comme des regards sclérosants des Occidentaux, c’est finalement son style que l’auteur libère en battant en brèche les lois du genre autobiographique avec beaucoup d’aisance et de malice, puisque finalement, « la vie ce n’est que des histoires ».

 



[1] Ken Bugul, Mes Hommes à moi, Présence africaine, 2008, p. 245.

[2] Ibid., p. 24.

[3] Voir les pages 118 à 135.

[4] Voir les pages 151 à 157.

[5] Ibid., p. 27.

[6] Ibid., p. 75.

[7] Ibid., p. 31.

[8] Ibid., p. 36.

[9] Ibid., p. 72.

[10] Ibid., p. 72. Voir toute la page.

[11] Ibid., p. 91.

[12] « Ces deux prétendus amis ne connaissaient pas mon histoire. Ils ne savaient pas que dans ma vie il n’y avait que deux hommes (…) Ils ne ressemblaient ni à mon frère, ni à mon père », ibid., p. 17.

[13] « Partager l’Humain », propos recueillis par Victoria Kaiser et Marie-Colombe Afota pour Evene.fr en mars 2006

[14] Ken Bugul, Mes Hommes à moi, op. cit., p. 9.

[15] Ibid., p. 11.

[16] Voir notre article sur Rue Félix Faure du même auteur, dans notre dossier n°8.

[17] Ken Bugul, Mes Hommes à moi, op. cit., p. 12,

[18] Ibid., p. 180-181.

[19] Ibid., p. 90.

[20] « Il fallait que je puisse mieux connaître Madame Michèle pour lui parler. J’avais besoin d’elle pour lui parler de moi, des hommes, des femmes, de la vie, de l’amour, de la souffrance, de la mort. Je voulais lui parler de mon frère, de mon père. Je voulais lui parler de l’histoire de ma vie. Peut-être pourrait-elle en faire un recueil de poèmes ? Ce serait bien. », ibid, p. 86.

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4 février 2010 4 04 /02 /février /2010 00:47

Mémoire, rêve et imagination dans

Il n’y a pas d’os dans la langue de Nourredine Saadi

Par Victoria Famin
 

 

Nourredine_saadi_il_ny_a_pas_dos_dans_la_langue.jpgAyant vécu l’expérience de l’exil, Nourredine Saadi décide de nous livrer sa prose poétique pour assembler la mosaïque de ses souvenirs et de sa mémoire imaginée d’un Maghreb lointain.

Algérien d’origine mais installé dans le Nord de la France depuis plusieurs années, cet auteur a publié plusieurs romans parmi lesquels Dieu-le-fit (1996), La maison de lumière (2000) et La nuit des origines (2005). En 2008 Nourredine Saadi nous propose Il n’y a pas d’os dans la langue, un recueil de nouvelles paru chez les éditions de l’Aube. Dans cet ouvrage, il combine la mémoire d’un peuple avec ses souvenirs personnels, tout en laissant une place centrale à la création d’une fiction littéraire.

Les treize  récits qui composent le recueil sont encadrés par un texte qui fonctionne comme un prologue. Dans cette introduction, la parole du poète se fait entendre pour présenter un parcours de la mémoire et de l’écriture. Le narrateur en exil tire un pont entre l’Algérie des origines et les lieux du Maghreb, et la France comme terre de l’exil. Le vieil homme éloigné de l’espace de l’enfance et de la jeunesse décide d’assumer ses souvenirs qui le hantent et qui s’emparent de sa langue et de sa plume. 

 

Il semble absent, perdu dans ses souvenirs comme dans un balcon d’éternité et parfois il murmure, on dirait qu’il se raconte à lui-même des histoires, des morceaux de mémoire qui le rattachent là-bas, des visages, des fantômes qui lui reviennent et, lorsque le souvenir s’embourbe ou s’évanouit, il invente des scènes, imagine le bleu lointain des cieux de son enfance…[1]

 

Des fragments de vécu, de mémoire et d’imagination s’entremêlent ainsi pour donner naissance à une écriture du passé et du souvenir qui trouve son expression dans des histoires minimes. La narration de ces instants précieux parcourt les souvenirs d’enfance dans « Tu frances bien », la figure paternelle dans « La demeure du père », la vie familiale lointaine dans « Tala et Guilef, comme si… » ou encore l’histoire douloureuse du peuple algérien dans « Un homme nu ». Mais ce vagabondage dans les méandres de la mémoire met en évidence un rapport décomplexé avec l’écriture du passé, dans laquelle l’imagination et le rêve trouvent leur place. L’interaction de ces éléments donne une liberté profonde à la parole du poète et permet de montrer que dans la langue et dans la plume de Nourredine Saadi il n’y a pas d’os.

 

Mémoire des lieux, mémoire des corps

 

Les récits d’Il n’y a pas d’os dans la langue ramènent le lecteur au Maghreb de l’enfance et de la jeunesse. L’Algérie des origines est souvent évoquée depuis le lieu de l’exil pour introduire des souvenirs d’un temps révolu. Mais les lieux ne fonctionnent pas seulement comme le support d’un exercice de mémoire, ils sont des objets de mémoire à part entière, des éléments qui demandent à être remémorés.

« La demeure du père » suit le cheminement d’une femme qui se rend d’Alger à Tunis, dans un périple qui devrait lui permettre de retrouver la maison paternelle, lieu de fondation familiale par excellence :

 

Je me précipitai sur le heurtoir de la porte. Comme je le faisais enfant, pressée que l’on m’ouvre. Pourtant je savais que personne ne viendrait : la maison était inhabitée depuis longtemps[2].

 

L’enfance et la figure du père dominent ce récit d’un retour aux sources, mais la ville de Tunis semble retenir l’attention et la sensibilité de la voyageuse qui, en tant que narratrice, lui accorde une place centrale. Cette ville se construit comme souvenir entre le rêve et la réalité de la rencontre :

 

Face à moi, la médina de Tunis, blanchâtre, crayeuse, semblait flotter sur la mer ; et soudain à mes pieds, ou du moins entre les jambes, j’eus la sensation d’une vive blessure, un cierge – oui il me revient que c’était une de ces bougies décorées d’un serpent de papier argenté qu’on allumait devant le maqqam ou lors du Mouloud – me pénétrait lentement le corps. Et je fus brutalement réveillée par l’hôtesse annonçant « Tunis-Carthage »[3].

 

Les lieux qui semblent avoir marqué profondément les esprits demandent tous les efforts qu’un tel exercice de mémoire suppose. Pour ce faire, l’auteur n’hésite pas à retracer des visions oniriques qui mettent en relief le rôle des lieux dans la conception du passé.

De la même façon, les corps deviennent des espaces dans lesquels les histoires personnelles s’inscrivent, qu’elles rappellent une douleur supportée ou un moment de plaisir parfois salvateur :

 

Il se réfugie à l’intérieur de ses yeux. Des souvenirs heureux comme une apparition :

Halo de lune. Sirocco nocturne. Une nuit brûlante. Sa peau salée. Corps à corps, ondulantes dunes. Noyé en elle, navigant entre les algues affolées de ses cuisses…[4]

 

La mémoire composite que l’auteur nous expose dans chacun de ces récits multiplie ses sources aussi bien que ses objets. Les corps et les lieux font remonter à la surface de la conscience des événements et des périodes lointaines mais ils concentrent en même temps le désir de mémoire qui soutient la narration.

 

Le souvenir des peuples

 

La multiplicité des narrateurs qui prennent la parole pour évoquer une expérience personnelle qui remonte à une époque lointaine permet à l’auteur de faire entendre les porte-parole d’un peuple maghrébin qui est dépositaire d’une histoire pour le moins complexe. Ainsi, ces bribes de souvenir laissent transparaître un passé souvent très lourd qui encadre le vécu des personnages.

Dans « Tala et Guilef, comme si… », une promenade familiale en montagne enclenche la mémoire d’un peuple qui est marqué par les souffrances de la colonisation. La visite d’une grotte qui aurait été le théâtre d’une bataille pendant la guerre de Libération et la découverte de deux petits moineaux tombés du nid, fonctionnent comme le moteur pour l’exercice de mémoire du peuple :

 

Mais quel étrange et invisible fil m’a ramené à cette journée, à cette montagne, à ces deux oisillons à l’insolite présence ?  Ah ! oui, j’y suis : je lisais il y a quelques jours dans El Watan : « Massacre à Talaguilef. Les forces de l’ordre ont découvert hier les corps de deux bergers égorgés dans la grotte d’Amzil, haut lieu de la guerre de Libération. Sans doute l’œuvre du groupe islamique qui… »[5]

 

Comme dans un jeu de souvenirs enchâssés, Talaguilef et les moineaux rappellent une mémoire plus douloureuse, celle de la présence française en Algérie et des luttes pour l’indépendance de ce pays.

De la même manière, dans « Tu frances bien », le récit d’enfance apparaît intimement lié à l’image de la France, symbole pendant les années d’occupation coloniale de la Mère-Patrie pour les écoliers colonisés. Pourtant, ce souvenir introduit aussi le récit d’une rupture douloureuse, d’une prise de conscience de la situation de violence qui caractérise le lien avec l’Hexagone :

 

Un jour à l’aube, en février 1958 – il y a des dates qui ne s’oublient pas–, la France pénétra chez moi. Des chiens féroces aux langues en flammes. Des paras en béret bleu, aux yeux étrécis comme des meurtrières tant la haine durcissait leurs visages. […] C’est après, bien après, qu’on comprend ces choses-là : une enfance brusquement interrompue, inaccomplie, inachevée. Ah, la France de mon enfance ! Oublie-t-on jamais un premier amour déçu[6] ?

 

Dans l’écriture de Nourredine Saadi, les histoires minimes d’un quotidien passé ne se trouvent ni opposées ni dissociées de la mémoire d’un peuple, qui relève de la grande Histoire. L’auteur montre que ces aspects du souvenir restent solidaires car ils sont en réalité interdépendants.

 

L’imagination comme créatrice d’Histoire

 

Dans ce périple de la mémoire que Nourredine Saadi retrace avec son écriture poétique, l’imagination joue un rôle central : elle permet de créer et de recréer le passé. Plus qu’un témoin qui livre ses souvenirs par l’exercice littéraire, l’auteur se présente comme un acteur-créateur. Il assume la fiction de sa plume pour renouveler et enrichir sa conception du passé, la diversité de son vécu et par la même occasion, l’image de la terre des origines abandonnée par l’exil et les lieux parcourus dans des voyages plus au moins lointains.

Ainsi, dans « Vision de la tour de l’horloge de Beyrouth », le narrateur se souvient d’une visite à la capitale libanaise et de la découverte de la tour. Les souvenirs glissent alors dans son récit vers la place des Trois-Horloges de Bab el-Oued d’Alger et vers le musée de l’Horlogerie de La Chaux-de-Fonds. Ce cheminement qui suit les caprices de la mémoire et les associations presque oniriques entre les lieux remémorés met en évidence la volonté de laisser l’imagination assumer son rôle de créatrice de la mémoire : « Il n’y a que la mémoire qui sauve de la guerre et du temps. Ou peut-être le rêve et l’imagination…[7] ».

 

Il n’y a pas d’os dans la langue poétique de Nourredine Saadi. Ce recueil de nouvelles ne laisse pas le moindre doute. Son écriture réussit à faire de l’exercice de mémoire une création littéraire dans laquelle souvenir, rêve et mémoire nourrissent ce passé personnel et multiple, entre les origines et l’exil.



[1] SAADI, Nourredine, Il n’y a pas d’os dans la langue, Editions de l’Aube, 2008, p.7.

[2] Ibidem, p.32-33.

[3] Ibidem, p.28.

[4] Ibidem, p.20.

[5] Ibidem, p.53.

[6] Ibidem, p.93.

[7] Ibidem, p.129.

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4 février 2010 4 04 /02 /février /2010 00:35

Guerre d’Algérie : un goût de cendre

Par Ali Chibani


 

 

Roby_bois_sous_la_grele_des_dementis.jpgPour asseoir une domination totale sur les populations colonisées, l’impérialisme français s’est appuyé sur trois structures : l’armée, l’église et l’école. De fait, la mission des soldats était la même que celle des enseignants et de ceux qu’on appelait de manière très évocatrice « les missionnaires ». Roby Bois est justement l’un de ces religieux partis en Algérie pour prêcher l’Evangile devant des « indigènes » musulmans. Mais le missionnaire, qui atterrit en terre chaouie, à Menaâ, va rapidement s’interroger sur sa mission. Doit-il mettre sa foi au service du colonialisme ou va-t-il suivre l’enseignement biblique tel qu’il l’a compris ? Le paradoxe est criant : faut-il soumettre ou participer à la libération d’un peuple qui veut son indépendance ? Le choix du pasteur déplaira aux colons, aux militaires et à bien des politiques français. Incité par ses amis, parmi lesquels l’ethnologue Germaine Tillion, il dénonce l’injustice française en Algérie et témoigne sur la réalité de la torture. Roby Bois retrace son parcours en Algérie dans Sous la grêle des démentis. Récits d’Algérie (1948-1959)[1].

Les ouvrages mémoriels de ce genre se multipliant, il nous a semblé intéressant de les analyser, non plus comme des œuvres de témoignage, mais comme des textes littéraires. Cela est important dans la mesure où nous pourrons voir la position difficile de ces Jugurtha gaulois qui ont décidé de dire « Non ».

 

Des hommes sans Etat
Le plus frappant dans ces récits mémoriels dédiés par des Français à la guerre d’Algérie, c’est sans doute le style littéraire très soutenu et très poétique qui les caractérise. Il existe une volonté de dompter la mémoire afin qu’elle se souvienne de chaque détail, de chaque vestige du passé :

 

Éclats épars avant le point final au bout du chemin et cette singulière stratégie d’oubli de la mémoire. Tel souvenir est là, souligné, surligné, presque à le toucher du doigt, à en rire ou pleurer ; et tel autre, à la trappe, ou tellement changé qu’il en devient conte, rêve ou cauchemar, alibi mensonger ou archive de lumière[2].

 

Dans tous ces récits, les auteurs veulent mettre l’accent sur la rencontre et la découverte d’une autre culture. C’est le cas de Roby Bois qui laisse écouter ou voir ses débats dépassionnés avec les chaouis dont il a appris la langue. La joie est vite rattrapée par la nostalgie et parfois par la douleur chez des hommes qui, jusqu’à maintenant, se dédient aux amitiés, dans un espace sans frontières, sans Etats. Le recours du pasteur, comme de Claude Vinci, est la poésie :

 

… chaque étape lumière ou peine

– Ô j’ai lieu de louer –

chaque virage ombre ou merveille

marches de surprise et de rêve

 

éclats de lune sur la plage

séguias d’amitié

comme rires d’oiseaux dans les arbres

 

nous marcherons dans la ravine

et nos pas danserons au chant de Menaâ.

 

L’expérience algérienne a été pour ces hommes révélatrice et source de changement. Ils se sont tous trouvés face à eux-mêmes dans un moment historique où il fallait prendre des décisions dont les répercussions devaient s’avérer radicales tant sur le plan individuel que collectif.

 

La reconversion
Comme la plupart des Français partis en Algérie pendant le colonialisme, Roby Bois allait un peu à l’aventure. Après tout, il s’agissait de se rendre dans ce qui est devenue une étrange excroissance du territoire français. Les Algériens, eux, n’existaient que très peu dans les consciences des Français. C’est d’ailleurs en Algérie que Roby Bois connaîtra les immigrés de ce pays qui vivaient pourtant à côté de lui en Métropole. Naturellement, le décor vanté par les autorités françaises et par la plupart des médias de l’époque était loin de la réalité :

 

Pauvres, mal vêtus, souvent affamés : le cortège de ces diverses maladies qui n’ont d’autres causes que la misère, le froid, la faim (oui, la faim, dans un ‘département français’ – c’est ce qui me choque le plus). Le cercle est vite fermé en ces montagnes dures l’été, dures l’hiver où la ‘sélection naturelle’ fauche plus d’un enfant sur quatre (expression intolérable qui veut expliquer et justifier la misère, ici comme dans les bidonvilles)[3].

 

L’utopie cède peu à peu du terrain à la réalité qui interroge l’individu : approuves-tu ou condamnes-tu un système qui agit en ton nom ? La révolte de Roby Bois se tourne d’abord contre lui : « Je découvre du même coup cette extraordinaire cécité de mon éducation bourgeoise, de ma formation religieuse d’enfant, et de mes chères études de lettres et de théologie » (p. 75). Finalement, se reconvertit celui qui est parti reconvertir les autres : « À Menaâ, commence à se dessiner quelque chose comme un retournement, une conversion peut-être, mais dont je ne prends conscience que beaucoup plus tard » (p. 81).

 

Le retour de l’Etat et de la réalité du présent
L’injustice criante du colonialisme renforce l’étanchéité des frontières entre Français et Algériens. L’Etat, comme incarnation de l’idéologie impérialiste, entre dans le récit et y prend une place prépondérante. L’image déchirée des Algériens, par les récits coloniaux, devient une image déchirante pour ces Français qui découvrent tout ce qui se pratique en leurs noms. Les mêmes comparaisons aussi radicales que vraies sont établies par Roby Bois que par
Albert Naour. Les mêmes sentiments de honte et de colère reviennent chez des locuteurs qui parlent souvent pour la première fois de leur passé en Algérie :

 

À vrai dire, tu repoussais depuis longtemps l’entrée dans ce territoire de peur et de sang. Ce chapitre, il te fallait l’écrire, mais une sorte de fièvre te prenait, une angoisse, et tu hésitais à nouveau, tu te parlais, t’interpellais, tu injuriais Dieu et le reste. Comment parler de la nuit et du brouillard ? Comme une odeur qui traîne sur tout et sur tous, un goût de cendre, et ce terrible relent des années nazies, méfiance, honte et haine mêlées[4].

 

L’idéologie nazie est très présente dans les récits mémoriels que nous vous présentons sur La Plume francophone. Les auteurs de ces évocations n’exagèrent pas par ces comparaisons. On sait en effet que les chambres à gaz sont une évolution des « enfumades » mises en place en Algérie pour asphyxier des milliers de personnes dans des grottes. Sous la grêle des démentis rappelle que « l’Action Psychologique » française pendant la guerre d’Algérie reproduisait les mêmes techniques que la propagande nazie.

Outre la politique coloniale, ces récits mémoriels sortent de leur cadre temporel pour dénoncer la continuité d’un système politique basé sur les inégalités sociales, dans le présent. Ils s’intéressent notamment aux « … conditions de vie des “esclaves de notre croissance”… » (p. 78-79) qui rappellent le traitement réservé aux « indigènes » de l’Algérie française. La fracture entre les deux catégories sociales est telle que le « nous » est opposé au « eux » une nouvelle fois : « Montre-moi comment tu traites l’étranger, et je te dirai quel type de société tu es » (p. 76). D’un autre côté, ces récits insistent sur le retour de leurs auteurs en Algérie pour retrouver leurs amis et pour voir ce pays libre[5].

Ces récits mémoriels rassemblent des documents et des récits qui peuvent servir les historiens. Roby Bois, par exemple, rapporte ses échanges avec Jacques Soustelle et d’autres politiques en présence de Germaine Tillion. Par moments, ces témoignages d’anciens de la guerre d’Algérie sont les plus expressifs sur la réalité de cet événement, de ses paradoxes et de ses horreurs. Il suffit en effet d’une petite phrase pour que le témoignage fasse éclater toute la vérité : « Comprenez bien, Monsieur le Pasteur, dit une femme colon à Roby Bois, si jamais la France nous abandonnait, si jamais ils gouvernaient ce pays, être traitée comme je les traite, je supporterai pas » (p. 186).





[1] Roby Bois, Sous la grêle des démentis. Récits d’Algérie (1948-1959), Paris, L’Harmattan, coll. Graveurs de mémoire, 2009.

[2] Op. cit., p. 14.

[3] Roby Bois, op. cit., p. 59

[4] Ibid., p. 180.

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26 janvier 2010 2 26 /01 /janvier /2010 10:28

 

 

Palestine, voyage de l’autre côté du miroir

                   Par Lama Serhan

 

 

 

 

Hubert Haddad, écrivain né à Tunis en 1947 de culture judéo-berbère, évoque dans quelques unes de ses œuvres cette identité apparemment conflictuelle.

Son interrogation identitaire remonte à l’enfance, aux prémisses du conflit israélo-palestinien. Vivant dans un pays arabe, il grandit dans une culture orientale où sa grand-mère Baya, parle de Palestine lorsqu’elle évoque la Terre Sainte. La guerre jettera la confusion dans son esprit. Comme pour tout spectateur, un cliché se pose : comment ces deux peuples pourtant si proches peuvent-ils autant se détruire ?

Afin de défier le manichéisme de cette vision du monde, Hubert Haddad offre Palestine, un roman qui, dans un langage poétique, démontre par le voyage non seulement au cœur du conflit mais aussi de ces peuples, l’absence de frontière identitaire malgré les murs érigés.

 

 

La traversée du Miroir :

 

Le thème d’une réalité autre que celle que nous percevons est au cœur même de ce roman. Cham, soldat de première classe du Tsahal, se retrouve enlevé par un commando palestinien alors qu’il effectue sa dernière ronde avant sa permission.

Avant d’être emporté par ses ravisseurs, il entend le bruit du corps de l’adjudant Tzivi qui tombe à ses pieds, la tête trouée par une balle. Lui-même touché, quasi inconscient, il ne perçoit que les voix de ses assaillants. Il se retrouve dans une cave puis est emmené plus loin. Cham devient alors l’otage[1]. Son identité glisse d’un être à un état. Auparavant, des enfants lui ont volé son portefeuille et donc ses papiers : signes prémonitoires de cette perte d’identité. Les représailles possibles du Tsahal et leur manque de coordination poussent les ravisseurs à le laisser pour mort. 

De Cham à l’otage, puis à l’amnésique, il devient Nessim, le frère perdu de Falastin, fille de Asmahane, vieille femme aveugle qui le recueille et le soigne.

Commence alors une traversée dans cet espace sans temps. Cham n’ayant plus de mémoire, donc plus d’être[2] « Qui est-on, sans mémoire ? »[3], il ne lui reste plus que l’espace clos de la Cisjordanie, dans la ville d’Hébron, entre la ligne verte et la ligne de sécurité.

Sans être, il devient l’autre et découvre sa vie, sa ville, sa mémoire, celle de sa famille. Haddad décrit alors le quotidien de ces villageois qui voient leurs maisons détruites par des soldats à la botte des colons. La guerre transpire de chaque pierre, de chaque visage qu’il croise. Falastin, la jeune fille frêle dont il tombe amoureux, est brisée par la perte de son père mort devant ses yeux et par celle de son frère disparu. Et même dans les moments d’amour intense, la guerre surgit :

 

-Ce n’est pas si loin…, dit la jeune fille en se pelotonnant au creux de sa poitrine.

-De quoi parles-tu ?

-Rien, la guerre n’est jamais loin.

‘Deux ouvriers palestiniens ont été tués et trois autres blessés quand les forces israéliennes ont ouvert le feu sur la voiture qui les conduisait au sud de Naplouse par la route reliant le point de contrôle militaire d’Howara et la colonie illégale de Bracha’ [4]

 

Ce voyage dans l’esprit de l’autre pour Cham/Nessim se vit surtout comme une métamorphose singulière. Ses actions sont dans le mouvement, dans le seul but de retrouver Falastin partie se réfugier chez sa tante. Même lorsqu’un homme place une ceinture d’explosifs sur son corps, il est spectateur de sa propre vie et se laisse faire, aveuglé par sa perte de Falastin. Sans son amour, ses pas le dirigent vers le rien : « Dans un autobus emprunté au hasard »[5] il avance vers sa mort.

 

 

Un miroir teinté en symbole :

 

Ce voyage, nous le voyons, est empli de symboles. Afin d’amplifier cette symbolique, le langage du romancier se teinte de poésie. Les situations de sourde réalité prennent alors leur envol : « Le sommeil l’englue bientôt dans l’odeur froide de la mort »[6], « ce monde a l’état brut du destin. Il chancelle et s’écroule enfin, la face dans les signes »[7], « une sensation d’absence, comme du sable sous la peau, s’est répandue en lui »[8]… La mort, la perte d’identité, l’errance se voient alors transcendées.      

Comme nous l’avons souligné en introduction, parler de ce conflit pour un auteur ayant ces origines est complexe[9]. Dans un entretien qu’il accorde au journaliste François-Pierre Nézery sur Canal Académie[10], Hubert Haddad revient longuement sur sa relation mutante qu’il a entretenue avec Israël, allant même jusqu'à se présenter à l’ambassade d’Israël en 1967, mu par la peur qu’il avait de voir disparaître ce pays. Ses positions sont nettement plus nuancées aujourd’hui et ce livre en est une preuve frappante. 

En effet Cham/ Nessim[11], soldat israélien, prend la peau de l’ennemi, de celui d’en face. Il en a les traits et porte ses habits. Il parle sa langue et dort dans son lit. Cette confusion des visages est bien sur une ode à la conciliation, voire à la réconciliation. Ces peuples ne sont pas seulement frères, ils sont des miroirs qui se reflètent.

Haddad pousse plus loin dans la découverte et envoie son héros à la rencontre de Falastin. Nous ne pouvons que noter la référence à Palestine. Cette jeune fille aux idéaux pacifistes malgré les douleurs qu’elle porte en elle, devient la quête de Cham/Nessim. Cette Palestine qu’il apprend à regarder avec les yeux de l’autre, à aimer dans son environnement, à comprendre dans ses silences. L’amour serait-il le moyen de se fondre dans l’autre et donc d’oublier les différences?

L’aveuglement d’Asmahane, la mère de Falastin, est aussi une image empreinte à l’Histoire. Sans la vue, il ne lui reste plus que les sensations, les émotions. Elle voit à travers elles.

Néanmoins face à ces personnages porteurs d’une façon de voir la paix, il y a Omar et son groupuscule qui ne voient qu’un seul chemin possible vers la paix, celui de la violence.

 

 

Le retour est la fin du voyage :

      Cham/Nessim perd Falastin et donc sa raison de vivre puisqu’elle est son seul point d’ancrage dans son nouveau monde. Il n’est plus dans la parole pacifiste et intègre celle d’Omar. Il part vers Jérusalem pour devenir kamikaze. Il doit à nouveau changer d’identité mais magie du roman ou nouveau symbole du hasard, il réintègre la sienne. Le portefeuille qui lui avait été volé lui est restitué pour ce dernier acte de sa vie.

Ce retour dans les quartiers juifs s’assimile à un retour aux origines :

Le contraste avec le peuple indigent d’Hébron, fiévreux dans ses défroques, sous les façades fanées aux relents de vieilleries, l’impressionne moins que le travail mystérieux du souvenir, comme s’il venait de remonter les années en une heure ou deux de voyage.[12] 

 Le souvenir remonte subtilement à sa mémoire alors qu’il tient dans sa main le détonateur de la bombe placée sur lui.

L’amnésie s’efface totalement lorsqu’il croise une vieille amie qui lui apprend le suicide de son frère Michael. Le choc est si brutal que tout lui revient. Et le narrateur renomme le personnage Cham, une renaissance dans la perte[13].

C’est la douleur de Haddad que l’on entend ici. Cet événement fait partie de son histoire[14].   

La mort de Cham à la fin du roman dans le lieu du suicide de son frère est une allégorie de la douleur de l’auteur. Il ne peut que faire exploser son personnage, comme son cœur a du exploser à cette nouvelle. C’est l’impossibilité de l’auteur à se défaire d’une partie de son histoire qui se traduit sous nos yeux.

 

 

Le voyage de Cham dans ce pays si proche du sien, parmi ce peuple qui est le miroir du sien, s’achève sur la révélation autobiographique de l’auteur. Cette insertion souligne d’autant plus son ambition de traduire sa vision de cette région du monde. Puisqu’il est romancier et non journaliste, il a choisi cette parole pour nous convaincre que la seule solution réside dans une destruction des différences absurdes que nous avons établies les uns avec les autres. 

Hubert Haddad a reçu plusieurs prix pour ce roman, le dernier étant le prix Renaudot du livre de poche en 2009. 

 

 

 

 



[1] Palestine, Hubert Haddad, ed. Le Livre de Poche, Paris, p.21.

[2] Référence à Heidegger, Etre et temps, et au concept du Dasein, l’être-là qui est le « haut lieu de conscience de l’être ». Sans cette notion d’être, Cham n’est plus là, dans le présent. 

[3] Op.cit., Palestine, page 29.

[4] Ibid, page 107.

[5] Ibid, page 149.

[6] Ibid, page 16.

[7] Ibid, page 27.

[8] Ibid, page 145.

[9] Notons la dualité de sa position que l’on peut mettre en parallèle avec celle qu’évoque Amin Maalouf dans les premières pages de son essai, Les identités meurtrières, « Le fait d’être chrétien et d’avoir pour langue maternelle l’arabe, qui est la langue sacrée de l’Islam, est l’un des paradoxes fondamentaux qui ont forgé mon identité », ed. Livre de poche, Paris, 1998, page 24.    

[11] Pour une explication de ce patronyme voir l’article d’Armen A. http://la-plume-francophone.over-blog.com/article-palestine-hubert-haddad-40443362.html

[12] Op.cit., Palestine, page 145.

[13] Ibid., page 153.

[14] Plus de détails dans l’interview de Canal Académie, cf. note 10.

 

 

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19 janvier 2010 2 19 /01 /janvier /2010 00:01

« Toussaint Louverture : dramaturgie du Résistant, de l’allégorie au concept. Un hommage à Haïti. »

par Célia SADAI

 

Saturation des ondes. Depuis quelques jours, c’est le décompte mathématique, la mesure statistique ou la déploration mystique - et je n’ai pas la télévision. Ce matin, dès 7h, France Culture dédie sa matinale à Haïti,  qui enfle par les mots comme un personnage de tragédie, inlassablement raconté et éventré. Haïti et son corps insulaire qui n’est plus qu’un charnier ; exhibé au balcon impudique des quêteurs d’images édifiantes.

Le tragos. Haïti au sort scellé par le tribunal démocratique. Le billet d’Alexandre Adler.  Le point sur la milice anti-démocratique des Tontons Macoute ; sans compter l’impuissance des régimes anti-démocratiques de Dessalines, Duvalier, Aristide ou Préval… La nation piégée par l’éternel retour des catastrophes climatiques et des guides providentiels manchots n’inspire que des récits fatalistes. C’est pourquoi le président Nicolas Sarkozy retrousse ses manches, tout comme Lula, Barack Obama et Stephen Harper. Les Quatre Fantastiques s’en vont conjurer la malédiction, comme Nicolas Sarkozy l’annonce dans sa conférence de presse du 14 janvier 2010 : « Haïti n'a pas vocation à être un pays martyr. Cette nouvelle tragédie  peut être la dernière si la communauté internationale se mobilise pour aider ce  pays ». D’autant que plusieurs ministres du gouvernement haïtien ont péri dans le tremblement de terre. Ce matin, Alexandre Adler sanctionne le « cas Haïti »: « La Coopération est la voie nécessaire à la reconstruction d’Haïti.» 

Une vue. Un reporter raconte sans excès le décor d’apocalypse – le rythme est désespéré pourtant : « Il ne reste plus rien ». Même chose pour l’ambassade de France, dont un mur s’est entièrement effondré pour ouvrir le huis clos diplomatique à son voisin, un bidonville grouillant et odorant. Premier pas vers un effort de « coopération » ?

Une vue de l’esprit. Petite, je regardais cette telenovela brésilienne sur l’esclavage, Isaura (adaptée du roman de Bernardo Guimarães, A escrava Isaura, 1875). Je regardais aussi l’histoire de Kunta Kinté dans l’adaptation télévisée du roman d’Alex Haley, Roots (1976). Je ne comprenais pas très bien d’où venaient ces esclaves, ni pourquoi on était si méchant avec eux… Les traits victimaires étaient tellement grossis qu’il n’y avait pas de place pour une conscience de souffrir. La communauté des esclaves y fonctionnait comme un corps christique et maudit. Ces récits m’ont initiée au sentiment d’injustice. Pourtant, deux Haïtiens m’ont appris à me méfier de ce même sentiment. Le premier, Toussaint Louverture, par l’acte de révolte, et de sabotage d’un système. Le second, Dany Laferrière, par l’acte d’écriture, et de sabotage des émotions prescriptives sur le « martyr caribéen » (Pays sans chapeau, 1999 et La chair du maître, 2000) : j’ai alors l’intuition que toute saisie de ce « tragique » de l’extérieur est un débordement de paroles impertinentes, néfastes et vaines. A chacun sa centralité, en quelque sorte.

 [Je crains] que cette catastrophe ne provoque un discours très stéréotypé. Il faut cesser d'employer ce terme de malédiction. C'est un mot insultant qui sous-entend qu'Haïti a fait quelque chose de mal et qu'il le paye. C'est un mot qui ne veut rien dire scientifiquement. On a subi des cyclones, pour des raisons précises, il n'y a pas eu de tremblement de terre d'une telle magnitude depuis deux cents ans. Si c'était une malédiction, alors il faudrait dire aussi que la Californie ou le Japon sont maudits. Passe encore que des télévangélistes américains prétendent que les Haïtiens ont passé un pacte avec le diable, mais pas les médias… Ils feraient mieux de parler de cette énergie incroyable que j'ai vue, de ces hommes et de ces femmes qui, avec courage et dignité, s'entraident. Bien que la ville soit en partie détruite et que l'Etat soit décapité, les gens restent, travaillent et vivent. Alors de grâce, cessez d'employer le terme de malédiction, Haïti n'a rien fait, ne paye rien, c'est une catastrophe qui pourrait arriver n'importe où. Il y a une autre expression qu'il faudrait cesser d'employer à tort et à travers, c'est celle de pillage. Quand les gens, au péril de leur vie, vont dans les décombres chercher de quoi boire et se nourrir avant que des grues ne viennent tout raser, cela ne s'apparente pas à du pillage mais à de la survie. Il y aura sans doute du pillage plus tard, car toute ville de deux millions d'habitants possède son quota de bandits, mais jusqu'ici ce que j'ai vu ce ne sont que des gens qui font ce qu'ils peuvent pour survivre.[1]

 

Haïti anthropomorphique et anthropophage. L’ogresse qui a dévoré ses propres enfants… Point de chute de la Traversée. Point d’ancrage du commerce triangulaire. Point d’origine de la ruse maronne des Caribéens, aussi.

Toussaint Louverture. Lecture croisée d’Olympe de Gouges et d’Aimé Césaire. La première, humaniste abolitionniste et révolutionnaire, me fait découvrir ce nom aux sonorités qui me sont alors étranges : Toussaint Louverture, déréalisé et fantasmatique. Chez Aimé Césaire je saisis en Toussaint Louverture le héros fondateur d’un épique noir ; tel un Chaka Zulu caribéen. Quand je voyage à la Nouvelle Orléans, je constate : nombreux sont les fils que d’orgueilleux parents prénomment Toussaint.

Miraculés de la terre. Plus tard je découvre les théories marxistes de Frantz Fanon (Les Damnés de la terre, 1961). Le psychiatre martiniquais y porte le projet utopique d’un tiers-monde révolutionnaire. Et petit à petit les choses s’organisent, et se fédèrent autour d’une figure : le Résistant allégorique, un Toussaint Louverture archétypal. Haïti a engendré ce dont les hommes ont soif : une figure mythique d’identification. Toussaint Louverture est un héros historique, mais aussi symbolique et conceptuel. Tel Prométhée, il a insufflé aux consciences noires et aliénées le pouvoir de briser les chaînes. Otez vos baillons, et regardez dans ce miroir, je vous présente votre humanité. Ainsi, aux mystiques impuissants à conjurer la malédiction, je répondrai qu’Haïti est la terre où le miracle s’est produit. Déshumanisé, désincarné et instrumentalisé, en proie à une logique impériale accablante, Toussaint Louverture a inspiré les luttes d’émancipation des siècles à venir. Si Haïti n’a d’autre mérite que d’avoir été le lieu de cette dramaturgie héroïque – eh bien racontons-le quand même.

C’est par le prisme de cet acte légendaire que s’est édifié le regard porté aux littératures postcoloniales. Un regard tendu vers l’effort d’affranchissement et la soif de liberté. A ce titre, la révolte de Toussaint Louverture est le geste poélitique fondateur.

[Paroles de Dany Laferrière à Frankétienne quand, suite au tremblement de terre, Frankétienne doute de l’utilité de l’art] : - Ne laisse pas tomber, c'est la culture qui nous sauvera. Fais ce que tu sais faire. Ce tremblement de terre est un événement tragique, mais la culture, c'est ce qui structure ce pays. Je l'ai incité à sortir en lui disant que les gens avaient besoin de le voir. Lorsque les repères physiques tombent, il reste les repères humains.[2]

 



[1]  Propos de Dany Laferrière recueillis par Christine Rousseau pour Le Monde du 16 Janvier 2010 : « Haïti : le témoignage bouleversant de l'écrivain Dany Laferrière »

[2] Idem.

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17 janvier 2010 7 17 /01 /janvier /2010 15:28

Enquête tragique : misères et cruauté de l'homme

par Sandrine Meslet



Rhum blaise cendrars 

            L'introduction de Nicole Chardaire à l'édition de poche[1] de Rhum, court roman de Blaise Cendrars, est une belle manière d'approcher un texte à mi-chemin entre roman et enquête. Comme l'affirme Cendrars dans cette réflexion, qui mêle existence et fiction, « Toute vie n’est qu’un poème, un mouvement. Je ne suis qu’un mot, un verbe, une profondeur dans le sens le plus sauvage, le plus mystique, le plus vivant[2] ». La vie de Jean Galmot, protagoniste de Rhum, est un poème inscrit dans une déchirante réalité où le tragique se mesure au pathétique. Il y est question ici d'une œuvre double où la rigueur journalistique, attachée aux faits, est en lutte avec une plume accoutumée aux facéties de la poésie. Cendrars mêle à la rigueur d'une enquête journalistique, l'humour et la poésie d'un style personnel reconnaissable entre mille. La construction efficace du roman, qui suit la chronologie, n'empêche pas l'auteur de faire preuve d'originalité dans cette œuvre aux frontières de l'hybride qui transforme la vie de Jean Galmot en tragédie romanesque.

 

 

Une partition où règne la poésie

 

            A la lecture du titre du premier chapitre du roman « L'homme qui a perdu son cœur », le lecteur se retrouve déjà plongé dans un univers faisant référence à l'univers poétique. Cependant ce qui fait la force de cet incipit c'est qu'il déçoit dans un premier temps l'attente du lecteur. Il n'est nullement question ici d'un chagrin d'amour ayant provoqué la perte du cœur mais plus exactement de la disparition inexpliquée du cœur du cadavre de Jean Galmot. La mort de ce dernier apparaît suspecte à bon nombre de Guyanais et la disparition de son cœur au moment de son autopsie ajoute encore à l'incrédulité de l'opinion. Il n'est pas question de susciter le moindre suspens, le corps du protagoniste gît dès le premier chapitre sous les yeux du lecteur. Le véritable objet du roman va se concentrer non sur l'issue fatale mais sur le chemin qui y mène.

            La poésie surgit dans le roman, non seulement en filigrane dans l'interprétation qu'elle donne du destin tragique de Jean Galmot, mais aussi lorsqu'elle s'immisce dans des phrases nominales faisant se succéder rapidement les images lors de la description de la première vie de Jean Galmot :

 

Le roman débute –, mais ce n’est pas un roman. C’est sa vie –, la vie. L’espionnage à deux pas de la frontière. Le contre-espionnage. Monte-Carlo. La roulette. Le Carnaval de Nice. Les femmes. Le soleil de la Méditerranée. La mer[3].

 

Plusieurs traditions poétiques se retrouvent ainsi dans le roman, la dernière, sans aucun doute la plus moderne, fait le choix d'un style morcelé, quasi-télégraphique, insistant sur le caractère mouvementé de la première vie de Jean Galmot, celle qui précède sa rencontre avec la Guyane.

            Le narrateur se fait chroniqueur, prend faits et causes pour son protagoniste :

Comme il fréquentait volontiers les salles de rédaction et qu’il aimait à s’entourer    d’écrivains et d’artistes, on se chuchotait des infamies sur son compte[4].

Mais le destin ne brusque jamais les choses. Il ourdit avec lenteur, précautionneusement. Les fils s’emmêlent de la manière la plus naturelle, et, un beau jour, on est pris dans un réseau inextricable[5].

Il suit le moindre de ses revers et montre le sort qui s'acharne et la lourde main du destin qui se referme sur Galmot l'idéaliste. Sa vie ressemble à un poème tragique retracé par un narrateur sans concession qui célèbre autant qu'il la blâme la folle espérance de son personnage « Pauvre Jean Galmot, Don Quichotte jusqu’au bout ! Sa vie ne lui avait-elle donc rien appris, qu’il croyait encore à la légalité[6] ? »

 

 

... et où souffle une verve romanesque

 

            Le portrait du protagoniste, lors de sa première apparition au bureau du narrateur, est déjà romanesque au plus haut point puisque Jean Galmot y apparaît tel un héros de roman. D'emblée le narrateur le rapproche du personnage de Don Quichotte, c'est donc déjà sous le patronage des personnages de romans les plus célèbres que s'inscrit Jean Galmot :

 

Quand je le vis entrer dans mon bureau, j’eus l’impression de me trouver en face de Don Quichotte. C’était un homme grand, mince, félin, un peu voûté. Il n’avait pas bonne mine et ne devait pas peser son poids. Il paraissait très las, voire souffrant. Son teint était mat, le blanc de l’œil était injecté : Galmot devait souffrir du foie. Une certaine timidité paysanne se dégageait de toute sa personne. Sa parole était aussi sombre que son complet de cheviotte bleu marine, un peu négligée, mais sortant de chez le bon faiseur. Il parlait avec beaucoup de détachement. Ses gestes étaient rares et s’arrêtaient, hésitants, à mi-course. Le poil, comme l’œil, était noir. Mais ce qui me frappa le plus dès cette première entrevue, ce fut son regard. Galmot avait le regard insistant, souriant, palpitant et pur d’un enfant…[7]

 

            Ce qui marque également à la lecture de ce portrait, hormis un rapprochement autant physique que moral avec le personnage de Don Quichotte, ce sont les caractéristiques mêmes de l'anti-héros. Cet homme dont le narrateur a tant entendu parler avant de le recevoir ne correspond pas du tout à l'idée qu'il s'en faisait. Celui qui déplace des montagnes par son action et à quoi rien ne semble pouvoir résister apparaît d'une santé fragile. Son apparence et son regard trahissent une timidité et ses origines paysannes semblent expliquer en partie ce décalage. Si le portrait est inattendu et digne sous certains aspects de celui d’un anti-héros, il y a également la présence d'un langage digne de celui d'un héros. Luttant pour défendre la cause des travailleurs guyanais, il n'hésite pas à mettre sa plume au service de la reconnaissance de leurs droits : « Je jure de lutter, jusqu’à mon dernier souffle, jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour affranchir mes frères noirs de l’esclavage politique[8]. »

 

Troisième acte : le temps des épreuves et de la mise à mort

           

            Destin tragique d'un libérateur devenu prisonnier de son entreprise, dépassé et ployant sous le poids de la charge, le personnage assume ses erreurs ainsi que ses ratés. Mais il demeure sous la coupe d'un destin qui se joue de lui et qui a déjà scellé ce dernier :

 

Mais le destin ne brusque jamais les choses. Il ourdit avec lenteur, précautionneusement. Les fils s’emmêlent de la manière la plus naturelle, et, un beau jour, on est pris dans un réseau inextricable[9].

 

            Son investissement politique et sa nomination en tant que député créent des tensions, ses concurrents sur le sol guyanais qui avaient vu venir avec satisfaction un homme qu'ils pensaient rallier à leur cause, cause qui s'était fixée pour objectif l'exploitation des hommes et des ressources, retourne sa veste pour devenir un partisan des travailleurs noirs : « Jean Galmot, député, va devenir encore plus gênant, il va pouvoir imposer ses méthodes absurdes de colonisation[10] ». Son acharnement au travail aux côtés de ceux qui souffrent et sa lutte perpétuelle pour venir à bout de la jungle illustrent la ténacité d'un personnage littéralement hanté par l'espace qu'il tente de soumettre : « Il rêve. Il est traqué. Car Galmot ne réussit pas du premier coup. Il lui faut abandonner, partir, revenir, émigrer, changer de place, s’enfoncer de plus en plus loin dans la forêt[11] ». Habité par l'espoir, il ne renonce devant rien, chaque épreuve a donc pour vocation d'être surmontée malgré la fatigue physique et morale qui s'installe : « Il travaillera. Il sent sa force renaître, l’homme étendu à la lisière de la forêt et qui grelotte de fièvre[12] ».

            La menace de la forêt fait place au lynchage des hommes et à l'exécution publique par le biais d'une accusation de corruption et de détournement d'argent. Mais cela ne suffit pas à le faire taire puisqu'enfin blanchi, il est de retour en Guyane et acclamé par la population comme un héros. Ce sera donc l'empoisonnement, comme dernier acte de la Deus ex machina, qui condamnera Jean Galmot au silence.

 

 

            La liberté et le goût de l'aventure que Jean Galmot avait trouvés au fin fond de la Guyane se referment sur son idéalisme et scelle son destin tragique. Le voyage que nous relate cette enquête romanesque est avant toute chose celui d'une vie. Jean Galmot, éternel voyageur, qui ne se satisfait pas des convenances et s'acharne pour changer le destin de ceux qu'il admire et respecte, ne pouvait être qu'un idéal sujet de roman. Mais une question demeure et concerne la définition que donne Cendrars du romanesque : ce dernier offre-t-il plus de sens à l'existence de Jean Galmot, permet-il de la rendre moins désuète, par le biais d'une restitution épique et esthétique ?



[1] Cendrars Blaise, Rhum, Paris, Le Livre de Poche (Ière édition Grasset 1958), 115p.

[2] Ibid., p.2

[3]Ibid., p.21

[4]Ibid., p.10

[5]Ibid., p.26

[6]Ibid., p.112

[7]Ibid., p.11

[8]Ibid., p.15

[9]Ibid., p.26

[10]Ibid., p.48

[11]Ibid., p.36

[12]Ibid., p.38

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14 janvier 2010 4 14 /01 /janvier /2010 00:33

Présentation

 

Une intime étrangeté

Par Virginie Brinker

 

 

Le_Clezio_l-africain.jpgPrix Nobel de Littérature en 2008, Jean-Marie Gustave Le Clézio livre dans L’Africain[1], roman « (auto)biographique », la quête de son enfance perdue et celle de son père, médecin au Nigéria. L’auteur de culture mauricienne et de langue française comme il aime à se définir, est né à Nice, mais l’on comprend à travers cette œuvre qu’une composante essentielle de sa personnalité, est ailleurs, dans le voyage et dans celui de l’écriture. Dans ce récit à la première personne, l’auteur narre sa vie au Nigéria, à partir de 8 ans (à la fin des années 40), au sein des Ibos et des Yorouba. Ce voyage initiatique est aussi l’occasion de véritablement rencontrer son père, dont il a été séparé par la seconde guerre mondiale, et de poursuivre une quête rétro- et introspective, comme l’indique la Préface :

 

J’ai longtemps rêvé que ma mère était noire. Je m’étais inventé une histoire, un passé, pour fuir la réalité à mon retour d’Afrique (…). Puis j’ai découvert, lorsque mon père, à l’âge de la retraite, est revenu vivre avec nous en France, que c’était lui l’Africain. Cela a été difficile à admettre. Il m’a fallu retourner en arrière, recommencer, essayer de comprendre. En souvenir de cela, j’ai écrit ce petit livre[2]

 

Dire l’Afrique

… loin des stéréotypes coloniaux.

A plusieurs reprises, J.M.G Le Clézio tient à se démarquer de tout héritage colonial et à mettre en valeur le caractère inédit de son enfance au Nigéria, devançant les pensées du lecteur : « Tout cela pourrait donner l’impression d’une vie coloniale, très organisée, presque citadine[3] », mais il n’en est rien, « [p]eu d’Européens ont connu ce sentiment » car son père n’occupe pas de « fonctions administratives ». « Mon père était l’unique médecin dans un rayon de soixante kilomètres. (…) Nous étions, mon frère et moi, les seuls enfants blancs de toute cette région. Nous n’avons rien connu de ce qui a pu fabriquer l’identité un peu caricaturale des enfants élevés aux « colonies »[4] ». La mise entre guillemets du terme marque déjà une distance certaine, accrue par un passage héroï-comique où fourmis et scorpions apparaissent comme des colons (p. 41). Mais c’est à la page 69 que l’auteur révèle son « instinctive répulsion pour le système de la Colonie », héritée de son père à qui « vingt deux ans d’Afrique avaient inspiré une haine profonde du colonialisme sous toutes ces formes[5] » :

 

Lui qui avait rompu avec son passé colonial, et se moquait des planteurs et de leurs airs de grandeur, lui qui avait fui le conformisme de la société anglaise, pour lequel un homme ne valait que par sa carte de visite (…) ; cet homme ne pouvait pas ne pas vomir le monde colonial et son injustice outrecuidante, ses cocktails parties et ses golfeurs en tenue, sa domesticité, ses maîtresses d’ébène prostituées de quinze ans introduites par la porte de service, et ses épouses officielles pouffant de chaleur et faisant rejaillir leur rancœur sur leurs serviettes pour une question de gants, de poussière ou de vaisselle cassée[6].

 

… loin de tout exotisme[7].

« Je ne veux pas parler d’exotisme : les enfants sont absolument étrangers à ce vice », clame l’auteur à la page 121, qui parle de « connaissance charnelle de l’Afrique[8] », et non de construction intellectuelle. Le champ lexical du corps est très présent et c’est d’ailleurs le titre du chapitre liminaire, de même que le terme « sensation », qui se fait mode d’appréhension du monde africain, du monde de l’enfance, mais également mode d’écriture : « Quand on est enfant, on n’use pas de mots (et les mots ne sont pas usés). Je suis en ce temps-là très loin des adjectifs, des substantifs. Je ne peux pas dire, ni même penser : admirable, immense, puissance. Mais je suis capable de le ressentir[9]. »

 

… loin de toute littérature stéréotypée.

Si l’auteur cite à plusieurs reprises certains romans sur l’Afrique, notamment des romans coloniaux de l’époque, c’est une nouvelle fois pour s’éloigner de leurs démarches. Dans Missié Johnson de Joyce Cary ou dans les romans de William Boyd, il ne « reconnai[t] rien » de ce qu’il a vécu : « Dieu merci, tout cela m’a été complètement étranger », peut-on même lire (p.22-23). L’Afrique qu’il décrit « n’est pas l’Afrique de Tartarin, ni même celle de John Huston » (p. 86). Et il se démarque également de romans plus récents :

 

Quelle Afrique ? Certainement pas celle qu’on perçoit aujourd’hui, dans la littérature ou dans le cinéma, bruyante, désordonnée, juvénile, familière, avec ses villages où règnent les matrones, les conteurs, où s’exprime à chaque instant la volonté admirable de survivre dans des conditions qui paraîtraient insurmontables aux habitants des régions plus favorisées[10]. 

 

Il s’insurge finalement contre un art « exotisant » qui vide les objets (states d’ébènes, sonnettes de bronze, cauris) de leur être, de leur substance :

 

J’ai ressenti de l’étonnement et même de l’indignation, lorsque j’ai découvert, longtemps après, que de tels objets pouvaient être achetés et exposés par des gens qui n’avaient rien connu de tout cela, pour qui ils ne signifiaient rien, et même pis pour qui ces masques, ces statues et ces trônes n’étaient pas des choses vivantes, mais la peau morte qu’on appelle souvent l’« art »[11].

 

L’écriture de J.M.G Le Clézio ressuscite au contraire une Afrique vivante et personnifiée, et si l’auteur ne souffre aucune compromission, c’est aussi parce qu’il se compromettrait lui-même. Sur cette terre africaine étrangère se noue en effet une connaissance intime de soi, et la litanie poétique des noms de lieux égrenée à plusieurs reprises dans l’ouvrage (p. 13, 81, 123) les change en véritables « noms de famille[12] ».

 

« (Auto)biographie » africaine

 

            L’Afrique opère comme un révélateur dans l’ouvrage, au sens où elle est cathartique. Si l’Afrique occupe une telle place dans l’enfance du narrateur, c’est parce qu’elle est avant tout conçue comme un espace de liberté infinie qui rompt avec la claustration imposée par la guerre et la peur :

 

La guerre, le confinement dans l’appartement de Nice (…), les rations, ou bien la fuite dans la montagne où ma mère devait se cacher, de peur d’être raflée par la Gestapo – tout cela s’effaçait, disparaissait, devenait irréel. Désormais, pour moi, il y aurait avant et après l’Afrique[13].

 

La triple liberté « de mouvement, de pensée et d’émotion[14] » que découvre l’enfant est vécue comme un événement inédit, unique, en un mot fondateur. Evénement qui ouvre aussi le livre et libère l’écriture, tout en ouvrant l’autobiographe à un autre que soi, si proche et si lointain à la fois, qu’est son père.

            L’Autobiographie est-elle toujours une biographie des parents ? Cette question qui hante toute écriture biographique se fait très vive dans l’ouvrage qui se mue, dès le chapitre 3 (dont le titre reprend celui de l’ouvrage, L’Africain), en biographie du père, épousant au fil des chapitres suivants son parcours. Le fils marche dans et sur les traces du père, un père dont la première rencontre se fait sur le mode de l’hostilité : « ce n’est pas l’Afrique qui m’a causé un choc, mais la découverte de ce père inconnu, étrange, possiblement dangereux [15]». Les nombreuses périphrases utilisées connotent d’ailleurs la distance entre les deux êtres : « l’homme que j’ai rencontré en 1948 » (p.45). Le substitut lexical « cet homme » jaillit souvent sous la plume du fils, comme pour mieux dire toute l’étrangeté du père. Pourtant, c’est le rêve fou d’une connaissance (au sens de « naître avec ») qui anime l’écriture du livre, comme dans ce passage d’une rare beauté où le narrateur imagine l’instant de sa conception (p. 89). Comme l’indiquait la préface, la reconstitution du cheminement du père est une occasion de le « comprendre » et le « reconnaître » (deux mots importants du dernier chapitre), rétrospectivement. Retracer l’histoire de la décrépitude du père et de l’effritement de son rêve africain permet paradoxalement au fils de réhabiliter son propre père à ses yeux : « Il oublie même qu’il a été médecin, qu’il a mené cette vie aventureuse, héroïque » (p. 118). Car, au fond, ce que cet itinéraire a permis au narrateur adulte d’appréhender, c’est la fêlure du père, celle qui l’a contraint à rester en Afrique, l’a empêché d’être auprès des siens et de les protéger pendant la guerre, en dépit de la tentative avortée de les rapatrier via l’Algérie. Condamné à l’exil, l’homme devient pour ses proches un étranger. Et c’est finalement, par le voyage, celui de l’écrivain, et celui de l’écriture, que le fils finit par rencontrer le père dans une communion des destins : « Tout cela, je ne l’ai compris que beaucoup plus tard, en partant comme lui, pour voyager dans un autre monde[16] ».

           

Passer par la médiation de l’ailleurs, pour se trouver soi-même, épouser son point d’ancrage, son origine, en faisant confiance aux vertus de l’écriture vagabonde… voilà peut-être ce qu’inspire la magie d’un livre comme L’Africain au lecteur, en distillant un sentiment d’intime étrangeté.



[1] J.M.G Le Clézio, L’Africain, Folio, 2005 [Mercure de France, 2004].

[2] Ibidem, p. 9.

[3] Ibid., p. 19.

[4] Ibid., p. 22.

[5] Ibid., p. 112.

[6] Ibid., p. 68.

[7] Sur la notion d’ « exotisme », voir notre dossier n°32

[8] Ibid., p. 122.

[9] Ibid., p. 14.

[10] Ibid., p. 47.

[11] Ibid., p. 76.

[12] Ibid., p. 123.

[13] Ibid., p. 16-17.

[14] Ibid., p. 24.

[15] Ibid., p. 52.

[16] Ibid., p.64.

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27 décembre 2009 7 27 /12 /décembre /2009 01:40

Marie NDiaye : d’où parler ?

 Par Virginie Brinker

 



Marie NDiaye
n’est pas un auteur francophone, et se défendrait d’ailleurs d’être considérée comme telle. Elle est française et née à Pithiviers d’une mère originaire de la Beauce et d’un père sénégalais qu’elle a très peu connu. Mais l’admiration réelle que nous avons pour son œuvre et les relations tissées entre l’Afrique (en particulier le Sénégal) et la France dans son dernier roman, Trois Femmes Puissantes[1], nous poussent à parler de cette œuvre, susceptible d’intéresser une grande partie de nos lecteurs.

De l’Afrique, Marie NDiaye ne connaît pas grand-chose : « Quand je rencontre des Français qui ont vécu longtemps là-bas, dit-elle, je sens qu’ils ont en eux plus d’Afrique que je n’en aurai jamais. Il est trop tard », a-t-elle confié au journal Le Monde du 4 novembre 2009. Mais son écriture, tout en transcendant les frontières et en battant en brèche les particularismes mal pensés, adopte un point de vue selon nous tout à fait original, à la fois interne et extérieur à l’Hexagone, celui d’une artiste polycentrée dont il n’est pas aisé de localiser le lieu de parole, sans que cela recoupe nécessairement une double influence culturelle liée à son métissage, ni ne s’y réduise. L’artiste parle, pourrait-on dire, depuis un lieu multiple, mouvant, central et marginal à la fois, tout aussi étrange, étranger et intime. La force et la richesse de ces paradoxes contribuent sans doute à la singularité de cette œuvre aujourd’hui pleinement reconnue et appréciée à sa juste valeur par un large public, notamment grâce au Prix Goncourt reçu par l’auteur pour Trois Femmes Puissantes le 2 novembre 2009.

Ecrivant depuis l’âge de 12 ans et depuis son premier roman Quant au riche avenir (Minuit, 1985), l’auteur en 25 années d’écriture a déjà publié 21 ouvrages, notamment En Famille (Minuit, 1991), La Sorcière (Minuit 1996), Rosie Carpe (Minuit, 2001) qui a obtenu le Prix Femina et Papa doit manger (Minuit, 2003), pièce de théâtre inscrite au répertoire de la Comédie Française. Elle est également l’auteur d’œuvres pour la jeunesse, en particulier La Diablesse et son enfant[2], [avant d’écrire pour le cinéma le scénario du prochain film de Claire Denis White Material avec Isabelle Huppert qui sortira en salle en février 2010. Notons qu’elle a aussi écrit une nouvelle en guise de préface à l’essai de son frère, l’historien Pap Ndiaye, intitulé La Condition noire. Essai sur une minorité française[3].


[1] Marie NDiaye, Trois Femmes Puissantes, Paris, Editions Gallimard, 2009.

[2] Voir notre article sur cet ouvrage, dans le dossier n°22 consacré au thème de la nuit en janvier 2008.

[3] Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2007.

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27 décembre 2009 7 27 /12 /décembre /2009 01:19

 

Trois Femmes Puissantes ou l’Inaltérable Humanité

 

Par Virginie Brinker

 



MArie-Ndiaye-Trois-Femmes-PuissantesDans ce tryptique, Marie NDiaye narre les tranches de vie de trois femmes originaires du Sénégal, Norah, Fanta et Khady Demba. Les liens entre les histoires sont très ténus, ne tiennent qu’à un fil : Khady Demba (héroïne de la troisième partie) est la cuisinière du père de Norah (I)[1] ; Abel, le père de Rudy Descas (II) a peut-être été l’associé du père de Norah (I), puisqu’ils ont travaillé tous deux dans la construction d’un village de vacances à Dara Salam[2] ; Khadi Demba (III) est condamnée une fois veuve par sa belle-famille à se rendre chez une cousine en France, Fanta (II).

Mais ce sont des liens symboliques plus forts qui unissent les trajectoires des trois personnages : après avoir subi chacune à leur manière la perversité et les assauts des hommes (le père-tyran de Norah, le mari déchu de Fanta, l’amant traitre de Khady Demba), elles deviennent de véritables héroïnes, pleinement actrices de leurs destins. Hymne à la résistance, Trois Femmes Puissantes célèbre la liberté, la bravoure et la dignité, mais aussi les talents d’une écriture qui métamorphose trois personnages médiocrement ordinaires en Femmes Puissantes.

 

Le tragique de la filiation : « Quelle sorte d’homme ai-je fait entrer chez moi[3] ? »

L’œuvre s’ouvre sur l’histoire de Norah qui s’est rendue dans la maison paternelle sénégalaise, suite à la demande de son père, un homme déchu, d’une froideur extrême. Elle apprendra qu’il s’agit de défendre (car elle est avocate) son frère Sony, incarcéré et arraché à sa mère par son père à l’âge de 5 ans, accusé pour l’heure du crime passionnel de sa belle-mère. Meurtre, inceste, ravage, désolation, déshonneur, Sony, nouvel Hippolyte ou nouvel Œdipe[4], a tout d’un héros tragique même s’il est moderne et médiocre. Le père de Norah, quant à lui, fait figure de monstre tragique, comme le dénotent les deux adjectifs choisis : « Car leur père était ainsi, un homme implacable et terrible » (expression reprise en refrain aux pages 48-49-50). D’ailleurs, le parallèle avec le genre théâtral de la tragédie est d’autant plus prégnant que cette première histoire reprend en partie la pièce tragique de l’auteur, Papa doit manger. En effet, la scène liminaire qui ouvre le roman rappelle le seuil de la porte de l’exposition de Papa doit manger, même si dans la pièce, c’était au retour du père qu’on assistait. Cette première histoire tisse d’ailleurs avec la pièce écrite en 2003 de multiples liens : comme « Papa », le père de Norah est un homme « secret et présomptueux » (p.13) qui a pour ses filles, qu’il confond toujours (p. 79) des « remarques cruelles, offensantes, proférées avec désinvolture » (p.14) qui les excluent du cercle de ses proches car elles « avaient toujours eu, pour leur père, le défaut rédhibitoire d’être trop typées, c’est-à-dire de lui ressembler davantage qu’à leur mère » (p. 26). Comme « Papa », c’est un être monstrueux comme semble le signifier les figures extrêmes d’un chiasme et d’un oxymore enchâssés : « cet homme fini, brillait de mille feux livides » (p. 41). On voit d’ailleurs combien dans ce dernier exemple la description du père passe par le filtre du regard de la fille. Comment définir en effet le père autrement que par de constantes périphrases trahissant le ressenti de l’enfant écartée ? L’écriture du roman se centre ainsi sur le monologue intérieur de Norah, comparable à la logorrhée du personnage de la fille, Mina, dans la pièce. En outre, comme dans Papa doit manger, les personnages ne se parlent pas vraiment et les répliques du père produisent l’effet de véritables tropismes. Pourtant, dans la forme du discours de Norah, comme à travers la bonne volonté de Mina, tout dit le lien, notamment l’anaphore de la copule « Et » qui ouvre les paragraphes du roman, comme pour inscrire ironiquement l’histoire de Norah et de son père indigne sous le patronage d’un style biblique célébrant filiations et engendrements. De la même façon, la relation qui unit Rudy Descas (deuxième histoire) à sa mère rappelle celle de Mina et « Papa ». En effet, « Maman » (l’appellation ici calquée sur celle de la pièce n’est peut-être pas anodine) est un être étrange, d’une inquiétante folie, détachée de toute humanité, se croyant rattachée à des valeurs et un monde supérieurs : « c’eût été faire l’erreur de considérer maman comme une personne ordinaire qui, simplement, aimait ou n’aimait pas, il lui paraissait évident depuis la naissance de l’enfant, depuis que maman, penchée sur le berceau, avait examiné les particularités physiques du petit, que Djibril ne correspondait nullement et qu’il n’y avait nul espoir qu’il correspondît jamais à l’idée que maman se faisait d’un messager divin (…) » (p. 235).

Dans le roman, le décalage culturel entre parents et enfants est accentué. Ainsi, le père de Norah « ne pourrait pas comprendre [la réflexion de sa fille et] la mettrait au compte d’une sensiblerie typique de son sexe et du monde dans lequel elle vivait et dont la culture n’était pas la sienne », « méprisant avec [l’émotivité] sa propre fille et tout l’Occident avachi et féminisé ». (p. 21), alors que « Papa » n’a jamais quitté la banlieue parisienne. C’est ce décalage culturel qui est aussi apparemment à l’origine du mécanisme implacable de la tragédie dans la deuxième histoire, celle de Fanta et de son mari français Rudy Descas, depuis que des paroles blessantes « Tu peux retourner d’où tu viens » ont été irrémédiablement proférées, comme dans Phèdre (tragédie de la parole), engendrant trahison, désamour, rejet du fils Djibril par le père, folie… Jusqu’à ce que l’on découvre que c’est une nouvelle fois la figure paternelle qui est à l’origine de l’hybris et du triste sort qui va s’acharner sur le fils, contraint de quitter le Sénégal. En effet, Rudy Descas a été roué de coups par ses élèves, des adolescents du lycée Mermoz de Dakar, parce qu’il s’était jeté sur l’un d’eux qui l’avait traité de « fils d’assassin » (p. 179), car ce dernier savait que le père de son professeur, Abel Descas, avait un jour assassiné son associé, Salif, à Dara Salam.

Plus généralement, les adjectifs « irrémédiable », « implacable », « irrévocable » et les adverbes dérivés sont légion dans le roman, et connotent l’omniprésence du fatum tragique. De même, le motif de l’oiseau, présent dans les trois histoires, apparaît comme une des voies du tragique, qu’il soit l’incarnation du mal, du « démon [qui] s’était assis sur [le] ventre [des héros] et ne l’avait plus quitté » (p. 61) (autrement dit le vieil oiseau déplumé qu’est devenu le père de Norah), ou bien la buse vengeresse qui poursuit telle une Érinyes (déesse du remords) Rudy, le mari de Fanta, ou encore l’allégorie de la mort de Khady. L’oiseau incarne dans tout le roman une forme de transcendance qui relie l’héroïne à un destin supra-humain et confère à l’œuvre une dimension à la fois épique et tragique.

 

Contre-tragique et contrepoints

Mais Norah apprend à s’affranchir peu à peu de l’étau paternel et sort du cercle tragique qu’il a tracé pour elle en réapprenant à devenir mère à son tour, et en acceptant le rôle de Jakob, le nouveau père de sa fille Lucie. Le drame personnel de Norah, drame de la médiocrité sans beauté, est transmué par l’écriture de l’auteur. Il atteint la grandeur par un style dont le souffle confine à l’épique : « Voilà ce qu’elle pouvait ni n’osait expliquer à sa mère, à sa sœur, aux quelques amis qu’il lui restait – la trivialité de telles situations, l’étroitesse de ses réflexions, la nullité d’une pareille vie sous l’apparence accomplie à laquelle se faisaient facilement prendre mère, sœur ou amis, car terrible était le pouvoir d’enchantement de Jakob et de sa fille » (p. 35). Dans le contrepoint, on comprend qu’elle est parvenue à faire « rendre gorge » au monstre qui a hanté son enfance, en venant nicher auprès de son père-oiseau sur une branche du grand flamboyant, dans une concorde apaisée.

Comme Norah, c’est au fantôme de son père l’assassin que Rudy va faire « rendre gorge » dans une scène hallucinante où il fantasme le meurtre symbolique d’un sculpteur, Gauquelan, qui lui aurait volé son image. Tout se passe donc comme s’il était prêt à tuer en lui l’image de l’homme qu’il avait laissé paraître jusque là, afin de retrouver une paix intérieure et l’amour de Fanta. Cette prise de conscience (« Pourquoi lui faudrait-il, jusque dans le pire, ressembler à son père ? », p. 211) élève son âme et lui fait acquérir une certaine dimension, lui qui n’avait vécu que dans la médiocrité. A travers le portrait de son mari, se dresse ainsi en creux celui de l’opiniâtre et patiente Fanta qui finira par reconquérir le bonheur, le « contentement » (p.245).

C’est donc une révolte contre leur filiation et plus largement leur condition, qui anime les personnages des différents récits, y compris le dernier, celui de Khady, qui semble nous donner les clefs d’une compréhension plus large des deux premières histoires. En effet, le troisième volet peint les traits d’une Femme-Courage luttant contre le deuil, l’adversité, la bêtise, la pauvreté, le sordide de la vie, la misère, la trahison. Nulle question de filiation ici : Khady est orpheline et stérile, mais elle apprend à affronter pleinement la vie, à quitter le « sommeil blanc » de la passivité (p. 253), toujours persuadée de sa dignité et de son humanité (« sa propre conviction qu’elle dirigeait maintenant elle-même le précaire, l’instable attelage de son existence », p. 286), même quand tout la réifie. Le style de Marie Ndiaye amplifie ici, de l’aveu de l’auteur elle-même, le sentiment de révolte du lecteur : « Tout lecteur doit apprendre à se méfier de la douceur en littérature (…). Je donne parfois à mes phrases une (…) apparence convenable et appliquée dans un contexte qui, lui, n’est pas normal, qui peut même être scandaleux, afin que le contraste soit déstabilisant et qu’on ne sache plus trop ce qui est à l’origine du sentiment de révolte : le contexte en lui-même ou la coloration du style »[5]. L’échelle que confectionne Khady Demba et le funeste grillage qu’elle escalade pour passer d’Afrique en Europe n’ont finalement que peu d’importance, puisque cette mort aussi elle l’a choisie, contrairement au naufrage initial qu’elle a évité en sautant volontairement de l’embarcation. Toute sa vie jusqu’au moment de sa mort, Khady Demba se sera finalement sentie « lente, paisible, hors d’atteinte, à l’abri de son inaltérable humanité », et cette leçon éclaire d’un nouveau jour les deux autres histoires. Ce que Norah, Sony, Rudy et Fanta recherchent finalement, eux aussi, c’est retrouver, en tuant les monstres qui les empoisonnent, leur « inaltérable humanité ». D’où peut-être l’ambivalence dans l’œuvre du motif de l’oiseau, l’oiseau de malheur et de mauvais augure faisant finalement place à la légèreté d’un bruissement d’aile à la conquête de la liberté.


[1] Marie NDiaye, Trois Femmes Puissantes, op. cit., voir page 23.

[2] Ibid., p. 257.

[3] Marie NDiaye, Trois Femmes Puissantes, op.cit., p. 34. Cette phrase extraite du roman nous paraît symboliser la tension du drame de la pièce Papa doit manger.

[4] « J’étais chez moi dans la maison de mon père et j’étais, d’une manière irrévocable, marié à la femme de mon père et les enfants de mon père étaient les miens », peut-on lire à la page 90 de Trois Femmes Puissantes.

[5] Propos de Marie NDiaye dans Assises du roman, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2009.

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